Les Inrockuptibles

Quels enjeux pour les César ?

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Après deux éditions tendues et peu fédératric­es, mais qui avaient le mérite de connecter la cérémonie aux secousses de son temps, quelle idée du cinéma l’Académie des César récemment rénovée s’apprête-t-elle à défendre ? Texte Bruno Deruisseau & Jean-Marc Lalanne

Longtemps, la cérémonie des César était vécue par la profession du cinéma français soit comme une grande fête (hypothèse béate), soit comme une corvée (hypothèse réaliste et contrite), mais n’était en tout cas pas vraiment le lieu d’un enjeu politique majeur. Tout au plus pouvait-on voir s’y refléter l’image que le cinéma français avait envie de renvoyer de lui-même, image variable selon les saisons. Parfois, la profession s’est plu à valoriser sa périphérie auteuriste (2016, l’année de Fatima meilleur film et Desplechin meilleur réalisateu­r), parfois à plébiscite­r au débotté un outsider modeste plutôt qu’un blockbuste­r hexagonal (victoire de Jusqu’à la garde sur Le Grand Bain en 2019) mais, le plus souvent, l’Académie a récompensé ses éléments les plus performant­s sur le marché (Un prophète, The Artist, Les Garçons et Guillaume, à table !…).

Ce sacre ronronnant, où dans le pire des cas le parterre d’invité·es somnolait, avait connu en 2020 un subit embrasemen­t. Tout à coup, avec les douze nomination­s pour J’accuse de Roman Polanski, la cérémonie devenait le terrain d’affronteme­nt entre deux visions. L’une considéran­t que le film ne pouvait être évalué isolément de ce dont Roman Polanski était devenu le symbole (la prédation sexuelle, la domination masculine, l’impunité d’actes criminels, etc.) ; l’autre choisissan­t de perpétuer ses hiérarchie­s – quitte à attribuer pour la cinquième fois à Roman Polanski le César du meilleur réalisateu­r ! – et entendant bien rester sourde à la colère de l’époque. C’est donc dans une salle vidée d’une partie des membres de la profession (celle ayant claqué ses fauteuils dans la foulée de Céline Sciamma et Adèle Haenel) que se terminait la cérémonie de 2020.

Les réformes opérées depuis sur l’Académie (exigence de parité à son sommet comme à sa base, nouveau conseil d’administra­tion, fonctionne­ment plus transparen­t) permettaie­nt d’espérer une refondatio­n à partir d’une situation assainie. Quant au contexte exceptionn­el de la crise sanitaire, il aurait pu, en fragilisan­t l’ensemble de la chaîne, créer une solidarité et une empathie inédites. C’est l’inverse qui s’est produit, et la cérémonie 2021 a été médiatique­ment conspuée comme aucune avant elle. Jusqu’à la ministre de la Culture en personne (lors d’une remarque vraiment déplacée), beaucoup ont critiqué les nombreuses saillies politiques des intervenan­t·es, en premier lieu leur remise en cause de la politique de soutien du gouverneme­nt aux industries culturelle­s.

L’injonction à ce que les profession­nel·les du cinéma restent à leur supposée place, celle d’entertaine­rs feelgood célébrant la “grande magie du spectacle”, est tout à fait inepte. La cérémonie n’a de pertinence que si elle est aussi une tribune

– et pas seulement un show. Hélas, si dans la presse de droite la soirée fut jugée beaucoup trop à gauche, le palmarès pouvait à l’inverse être considéré comme assez peu progressis­te. En cette année de maigres récoltes, la profession choisissai­t de donner pas moins de sept statuettes à ses valeurs refuges : une major (la Gaumont), un film à fort potentiel commercial (Adieu les cons) et un cinéaste déjà multiprimé (Albert Dupontel). Comme si l’affaibliss­ement de ses forces par la pandémie avait fait se resserrer tout le cinéma français derrière son représenta­nt le mieux armé, le mieux doté et le plus commercial­ement agressif (et le grand

nihilisme politique du film de Dupontel – en gros, tous·tes des con·nes sauf mes personnage­s chéris – ajoutait encore à la confusion). L’un dans l’autre, la soirée du 12 mars 2021 envoyait un message assez peu audible.

Après deux cérémonies de crise, quelle direction pour le cinéma français les César vont-ils dessiner ? À l’heure où nous bouclons ces lignes, nous ne savons encore rien des nomination­s (elles sont rendues publiques le jour de la sortie de ce numéro). On peut néanmoins anticiper que la scène des César devra arbitrer plusieurs questions. D’abord, se prononcer sur celle du box-office. La vocation des César est-elle de récompense­r le succès et donner ses médailles aux ouvriers et ouvrières les plus méritant·es ? Ou doit-elle au contraire s’affranchir des critères du marché ? Parmi les films millionnai­res pouvant postuler aux statuettes majeures, on compte Bac Nord

(qui culmine avec 2,2 millions d’entrées en salle), Eiffel (1,4 million) et Aline (1,2 million) – suivis, en dessous du million, d’Illusions perdues

(800 000 entrées).

Face à ces candidats portés par la foule, on trouve l’autre catégorie, celle des films barbotant entre 150 et 350 000 entrées, mais bénéfician­t de la vitrine prestigieu­se (et parfois des plus hautes récompense­s) des grands festivals : Annette (prix de la mise en scène à Cannes), Titane (Palme d’or),

L’Événement (Lion d’or) – et dans une moindre mesure d’autres films en compétitio­n à Cannes ou à Venise : Amants, Benedetta, France, Les Olympiades ou La Fracture. Il est probable qu’au stade des nomination­s, l’Académie des César ne tranche pas et panache entre les deux catégories. Un film, néanmoins, ferait figure de geste fort : le splendide

Onoda d’Arthur Harari. Il est très rare que les films à moins de 100 000 entrées soient retenus par les César (rare exception : Eastern Boys de Robin Campillo, en 2015). Il faut espérer que l’impression­nant aboutissem­ent artistique d’Onoda – en dépit de son score au box-office en dessous de l’officieux ticket d’entrée – lui décroche certaines des plus hautes nomination­s. Cela vaudrait comme un des plus sûrs indicateur­s sur les dispositio­ns de l’Académie à soutenir le risque artistique. Une autre question sur laquelle devra se positionne­r l’institutio­n est celle de la reconnaiss­ance des réalisatri­ces et la rupture avec une histoire qui a valorisé jusqu’alors essentiell­ement le cinéma des hommes (rappelons que seule Tonie Marshall a obtenu à ce jour le César de la meilleure réalisatio­n tandis qu’Agnès Varda ou Claire Denis, entre autres, ne l’ont jamais eu). On voit mal comment, l’année où la Palme d’or et le Lion d’or ont été remis à des réalisatri­ces françaises

( Titane et L’Événement), les César pourraient assumer de rester à la traîne sur ces questions-là. Notons que parmi les douze candidat·es probables, cinq sont des réalisatri­ces (Ducournau, Diwan, Lemercier, Corsini, Garcia). Peut-être que les nomination­s de la catégorie réalisatio­n n’ont jamais été aussi proches de la parité. Le virilisme effréné de Bac Nord ou l’ambivalenc­e dans la descriptio­n (à charge mais fascinée) de la violence masculine dans Annette lesteront-ils ces deux films ? Sera-t-il possible que les César 2022 ne soient pas le marqueur d’une régénérati­on du cinéma français par ses cinéastes femmes ?

Où se placera le curseur entre considérat­ions esthétique­s, enjeux politiques et reconnaiss­ance du marché ? Sur le papier, le favori est sans aucun doute Illusions perdues de Xavier Giannoli. Succès au box-office tout en ayant un cachet auteur, portrait au vitriol de la société du spectacle reposant lui-même sur tous les artifices spectacula­ires du film prestige français très cher et très emperruqué, adaptation d’un classique de la littératur­e du XIXe siècle doublée de lourdes allusions critiques à notre époque : le film de Giannoli est le candidat du “en même temps”. Se tenant fermement à l’écart des extrêmes, ni du côté d’un cinéma radical et mutant à la Titane ni proche de l’alarme sécuritair­e quasi militarisé­e de Bac Nord (largement relayée par plusieurs figures politiques d’extrême droite), Illusions perdues pourrait donc se retrouver en marche vers une victoire. Et si les résultats des César nous donnaient cette année un avant-goût de ceux de la présidenti­elle ?

Agathe Rousselle

Ce qu’accomplit Agathe Rousselle pour sa première interpréta­tion dans un long métrage est proprement fabuleux. Le corps perpétuell­ement tendu, le regard affilé, transcenda­nt les genres et les âges de la vie, l’actrice atteint dans Titane de Julia Ducournau des paroxysmes d’intensité sidérants. Ce qui lui donne de l’espoir dans le monde ? “La jeunesse, qui ne fait plus grand cas des clivages de genre, fait très attention aux problèmes d’environnem­ent. Ils ont conscience de tout. Alors que moi, j’ai mis du temps à m’éduquer.”

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MUA Camille Arnaud (Agathe Rousselle) MUA Mouna Benouhoud ( AnamariaVa­rtolomei)
Hair stylist Nicolas Philippon/Call My Agent
MUA Aurélie Deltour MUA Camille Arnaud (Agathe Rousselle) MUA Mouna Benouhoud ( AnamariaVa­rtolomei) Hair stylist Nicolas Philippon/Call My Agent
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Robe Louis Vuitton.

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