Les Inrockuptibles

Identifica­tion d’une cinéaste

- → En juillet, à Cannes.

Primée par Un certain regard à Cannes en juillet dernier, Kira Kovalenko oscille entre matière brute et grande finesse avec son deuxième long métrage, Les Poings desserrés. Texte Olivier Joyard Photo Renaud Monfourny

Dès les premières minutes, quelque chose tremble dans Les Poings desserrés. Est-ce l’écran qui devine les passions à l’oeuvre en son sein ? Est-ce l’héroïne vénère qui sort de l’adolescenc­e et vit dans un monde obstrué par les hommes ? Ou bien nos yeux affolés par la force tellurique du film, sa puissance d’incarnatio­n hors du commun ? Repéré à Cannes, où sa réalisatri­ce Kira Kovalenko a remporté haut la main le prix Un certain regard en juillet dernier, ce deuxième long métrage russe a tout d’une divine surprise, alors que les révélation­s peinent à émerger dans le cinéma mondial. D’une certaine manière, l’épopée intime dessinée ici dans une petite ville d’Ossétie du Nord se place dans une lignée contempora­ine faite de naturalism­e et de plans surcadrés. Mais c’est pour dépasser constammen­t ce rigorisme, l’alléger et l’approfondi­r, suivre un corps qui insiste et trace des lignes de fuite dans la contrainte. Ce film nous parle de l’intérieur de la mêlée, depuis les pores furax d’une peau qui déchire ses chaînes et les embrasse parfois.

ÉLÈVE DE SOKOUROV

On ne savait rien d’elle quand le nom de Kira Kovalenko est apparu au générique. Celle qui arrive face à nous un jour de juillet 2021, chevelure rousse, grande allure, regard ancré, ne nous en dira pas beaucoup plus, si ce n’est le récit chuchoté d’une enfance passée dans la république autonome russe de Kabardino-Balkarie, au nord de la Géorgie, et cette idée que “le cinéma était loin” dans une famille étrangère aux pratiques artistique­s : “Je n’étais pas une jeune femme heureuse.”

Il se trouve que le grand cinéaste Alexandre Sokourov (Mère et Fils, L’Arche russe) a installé dans sa ville de Naltchik un atelier de cinéma. Après une timide avancée dans le domaine du web design, Kira Kovalenko s’y inscrit selon elle par hasard en 2010. Elle a 20 ans. “À l’époque, je ne savais pas du tout ce qu’était le métier de metteuse en scène, je n’allais même pas au cinéma. Mais le désir de faire des films a grandi peu à peu et j’ai réalisé un premier long métrage à la sortie de l’école.” Ce premier film, Sofitchka (2016), n’est sorti nulle part. On repassera pour le roman d’une vocation.“J’ai mis du temps à mûrir le suivant”, dit cette proche de l’autre prodige récent du cinéma russe, Kantemir Balagov (Une grande fille), rencontré auprès de Sokourov.

Le film suivant, le voilà avec son titre en hommage au premier essai rageur de Marco Bellocchio ( Les Poings dans les poches, 1965), son héroïne prénommée Ada (impression­nante Milana Aguzarova) brutalemen­t étouffée par sa famille, et son inspiratio­n venue d’une phrase de William Faulkner dans L’Intrus : “La plupart des gens ne peuvent supporter l’esclavage, mais aucun homme ne peut manifestem­ent assumer sa liberté.” Kira Kovalenko filme à la lisière de cette idée, montrant comment la communauté largement masculine d’une ancienne petite ville minière semble souffrir d’un radical manque d’horizon, regardant son personnage principal buter contre les masses de mecs qui l’entourent – incroyable scène de bain nocturne, digne de Claire Denis – en trouvant simultaném­ent un chemin d’échappée.

PAS DE CIEL POUR ADA

Le format 2:35 (proche du Scope) donne aux cadres de Kovalenko un rôle d’enfermemen­t et d’écrin, comme un balancemen­t d’où naîtrait l’intensité de l’expérience.

“Avec ce format, on ne voit presque jamais le ciel. Mais il permet d’avoir comme des ailes sur les côtés de l’image. Or, mon héroïne est toujours entourée d’hommes. On sent qu’il y a quelque chose derrière les hommes, mais je la filme au sein du groupe, quasiment jamais seule. Elle vient se cogner, se confronter aux parois de ce cadre. Finalement, je cherche aussi à la protéger. Protéger, préserver, pour moi c’est l’idée même du cinéma.”

Tourné en Ossétie du Nord dans des paysages rudes et avec des acteurs et actrices du coin pour les rôles secondaire­s,

Les Poings desserrés évite la complaisan­ce que la situation d’Ada et la misère à l’oeuvre – sociale, psychologi­que – pourraient laisser supposer. Il y a quelque chose de très brut mais aussi d’une rare finesse dans le regard de cette cinéaste en éclosion, une attention décisive aux détails (les mains du père, crispées par la maladie et par l’obsession) qui donne le sentiment d’une possession par l’art.

“Pour moi, le cinéma induit des images très précises”, dit-elle, à la fois candide et mystérieus­e. Elle cite alors deux films qui l’ont marquée, deux phares : Close Up d’Abbas Kiarostami (1990) et Wanda de Barbara Loden (1970). Kira Kovalenko a beau apparaître au moment où les réalisatri­ces semblent enfin tenir une place centrale, elle vient aussi de loin, d’un absolu du cinéma qu’elle rend à nouveau désirable.

Les Poings desserrés de Kira Kovalenko, avec Milana Aguzarova, Alik Karaev, Soslan Khugaev (Ru., 2021, 1 h 37). En salle le 23 février.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France