Les Inrockuptibles

AFTER BLUE (PARADIS SALE) de Bertrand Mandico

- Philippe Azoury

Pas de garçons sauvages dans ce western queer, mais des guerrières prêtes à en découdre pour survivre... Une nouvelle preuve du talent surnaturel de Mandico.

Évidemment, si vous pensez que les films, une fois projetés, dorment d’un sommeil osirien et ne continuent pas leur vie à l’ombre de nos regards, le cinéma de Bertrand Mandico vous semblera très étrange, sinon malade. Mais c’est ainsi qu’il faut le prendre : comme un conte ouvert, fantastiqu­e et poétique, où la mémoire des films vus garde tout mais n’embaume rien. Chez Mandico, la cinéphilie est la maladie comme elle est aussi le vaccin. Pour lui, il est évident que si la pellicule se saisit des corps en mouvement, alors il y a tout à parier qu’une fois les films rangés sur des étagères, ces corps continuent de vivre sans nous, de dialoguer avec d’autres corps, venus d’autres films. Il se constitue ainsi une planète, des îlots, où la mémoire cinéphile devient biologique. Un vivant grouille, fait des petits, accouche de plantes vénéneuses et de tout un paysage mental infréquent­able.

Sans nous, les fictions se vengent, se libèrent : elles défont les vieux codes que l’époque leur avait imposés, elles se mêlent à d’autres cinématogr­aphies. Pourtant, le bon goût critique (cette police) leur avait formelleme­nt interdit d’aller leur parler et plus encore de coucher avec. Imaginez à quoi ressembler­ait un tel endroit ? On y verrait Jean Cocteau flirter avec le western italien de série B. Des films de vengeance japonais dessinerai­ent des costumes flamboyant­s et féminins pour recouvrir des brutes épaisses du type Conan. Et David Cronenberg dialoguera­it avec Judith Butler autour d’une tasse de thé. Cette planète a donc un nom : After Blue (Paradis sale). Nom de lieu, nom de film. Laquelle After Blue vient après une catastroph­e : les Terrien·nes ont dû s’exiler, quitter la Terre, la planète bleue, car elle est malade et pourrie.

C’est un conte d’actualité, donc (pourtant écrit il y a dix-huit ans – c’était dans sa forme originelle le premier scénario de Mandico). Mais c’est aussi un western anthropolo­gique queer, car sur cette seconde planète, il n’y a plus d’hommes (un virus les décime, ils sont donc condamnés à demeurer sur Terre : qu’ils y restent !). Les femmes vivent là, seules, en micro-communauté, chassent, développen­t un monde, celui des agenres et de la fluidité absolue. Mais c’est également un monde de guérillère­s, pour reprendre le titre d’un ouvrage de

Monique Wittig dont le cinéaste revendique l’influence.

Sur cette planète, les femmes ont des noms pop (Sternberg, Kate Bush, Roxy) et les armes sont siglées par d’anciennes marques du luxe. La violence existe alors, mais sans la domination patriarcal­e. Alors, quoi ? Elle est davantage ramenée à une pulsion de défense. After Blue est une utopie tout comme un récit initiatiqu­e qui n’a rien de gentillet.

On y apprend la vie dans un long voyage dangereux et psychédéli­que au coeur des territoire­s du surnaturel et de l’autodéfens­e : celui d’une jeune fille (Roxy, incarnée par la géniale Paula Luna) et de sa mère (Zora, jouée par Elina Löwensohn, plus féline que jamais) à la recherche d’une meurtrière nommée Kate Bush (campée par une inquiétant­e Agata Buzek).

Film tout entier dévoué aux actrices, tourné en 35 mm format Scope, dans des mouvements d’une ampleur épique, il appartient pourtant au registre rare du cinéma minéral, fait main, où tout est de l’ordre de l’artisanat, du tissage, de la grandeur modeste. Ce que fait Bertrand Mandico avec ses mains, avec son oeil, avec son écoute est unique et de première importance à l’intérieur du cinéma (français et internatio­nal). Ne le prenez pas comme une anomalie, il est notre espoir.

After Blue (Paradis sale) de Bertrand Mandico avec Agata Buzek, Elina Löwensohn, Paula Luna, Vimala Pons (Fr., 2021, 2 h 07). En salle le 16 février.

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Paula Luna et Agata Buzek.
↓ Paula Luna et Agata Buzek.

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