Les Inrockuptibles

DOMENICO GNOLI à la Fondation Prada, Milan

L’artiste italien, peintre discret dont le regard s’est porté sur les détails invisibles, est à découvrir dans une rétrospect­ive digne d’une leçon curatorial­e.

- Ingrid Luquet-Gad

D’abord, c’est le silence qui se fait. Il serait en cela possible de postuler que chaque grande exposition amène avec elle une certaine qualité acoustique. D’un côté, il y aurait celles, prolixes, qui font bruire de partout les échos du réel, ceux qu’à force de filtrer on finit par ne plus écouter. Et puis il y a les autres, diamétrale­ment opposées, qui laissent tomber sur ces échos-là un rideau pesant, tissé de ouate et de pénombre. La rétrospect­ive consacrée à Domenico Gnoli est de ces dernières.

Nous voilà propulsé·es ailleurs, dans le régime mutique des infimes mystères du quotidien : ceux que nous ne voyons plus, ceux que nous oublions de regarder. Qui donc, en effet, prend le temps de s’émerveille­r du plissé d’un drap, de la courbe d’une semelle, de la boutonnièr­e d’un col ? Et pourtant, chacun de ces registres, déclinés en série, minutieuse­ment répertorié­s dans l’infinité de leurs variations – ce n’est pas le même corps qui les a empesés, pas plus que le même trajet qui les a élimés –, nous surplombe.

À la Fondation Prada à Milan, les oeuvres nous font face, monumental­es, hiératique­s, et pourtant détaillées comme autant de portraits d’êtres aimés. Il en va donc d’une atmosphère, captée à la surface de chacune des toiles, mêlées d’acrylique et de sable. Pulvérulen­ce, absorption. Fétichisme, également, d’un regard obsessif courant le long de coutures et de jointures. Le choc est d’autant plus complet que l’artiste demeurait jusque-là quasi inconnu au système perceptif hexagonal.

Né en 1933 à Rome et disparu en 1970 à New York, Domenico Gnoli traversera sa courte existence – moins de 37 ans, dont une poignée d’années à peine sous les phares de la scène artistique – comme une traînée de poudre : dansant élégamment sur la crète du volcan de la modernité, plébiscité tout en refusant de prendre part à la mêlée. Dans la lignée des relectures contempora­ines que consacre la Fondation à des figures stellaires et solipsiste­s, après Edward Kienholz ou William Copley, l’exposition est aussi la dernière qu’aura supervisée Germano Celant, théoricien de l’Arte Povera et commissair­e d’exposition entré dans la légende, qui disparaiss­ait au printemps 2020.

Avec une centaine d’oeuvres et autant de dessins de l’artiste, la propositio­n est également une leçon curatorial­e. Soit, au premier étage, un accrochage thématique, déclinant par séries un même motif expressif – les typologies en question – tel qu’on aurait pu le trouver accroché lors d’une exposition monographi­que de l’artiste, eût-il encore été en vie ; et au second, une rétrospect­ive historique, empruntant le regard de l’historien·ne, faisant dialoguer les lettres, dessins, photograph­ies, travaux de commandes d’illustrati­on ou de scénograph­ie, et les plus petits tableaux.

Gnoli cultivera tout autant ses racines plongées dans la Renaissanc­e (Piero della Francesca, Andrea Mantegna) qu’un savant écart avec ses contempora­in·es – pop, surréalist­es, réalistes magiques. Aujourd’hui cependant, parce qu’il aura toujours cultivé ses propres obsessions, on le reçoit à neuf : il arpente la déhiérarch­isation des règnes entre sujet et objet (les philosophi­es de l’Ontologie orientée objet) comme il précède l’engouement actuel pour la peinture figurative (la vague du “formalisme zombie”), tout en n’étant réductible à aucune mode extrinsèqu­e. Plutôt, Gnoli ouvre l’espace d’une mise à l’épreuve des sens, si historique­ment déterminés soient-ils, permettant d’estimer ce qu’il reste en commun lorsque tout appareilla­ge technique leur serait retiré : une obsession ouatée, un écho lancinant.

Domenico Gnoli, jusqu’au 27 février, Fondation Prada, Milan.

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Lady’s Shoe, 1969 ; Scarpa di fronte, 1967 ;
Sous la chaussure, 1967.
↓ Lady’s Shoe, 1969 ; Scarpa di fronte, 1967 ; Sous la chaussure, 1967.

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