Les Inrockuptibles

LA NATURE d’Artavazd Pelechian

- Gérard Lefort

Présenté en 2020 à la Fondation Cartier, le dernier film du génie arménien est un poème visuel en noir et blanc sur la puissance dévastatri­ce de la nature.

Dans son De rerum natura (De la nature des choses), Lucrèce écrit que l’apparente fixité des choses est relative, les éléments du monde étant emportés dans les tourbillon­s incessants de la matière, la mécanique de ses fluides. Artavazd Pelechian, avec ses outils de cinéphilos­ophe, écrit sa Nature des choses. Comme chez Lucrèce, c’est un poème que compose un assemblage, celui d’images glanées dans des fonds d’archives et sur internet, devenu une infinie vidéothèqu­e. Mais Pelechian l’ancien (84 ans) n’est pas seulement, à l’école de Dziga Vertov, le coordinate­urmonteur d’images, de musiques et de sons produits par d’autres. Son geste, nettement plus virtuose, est d’emblée artistique : coups de pinceau, de brosse ou de balai, il passe toutes les images au noir et blanc, comme un continuum d’eaux-fortes destiné à conjurer le risque d’une distractio­n par la couleur. En ouverture, au sens symphoniqu­e, des sommets montagnard­s enneigés. Presque une pointe d’humour dans cette parodie de publicité pour la splendeur immuable. Très vite, ce cliché est contrarié, sinon civilisé, par la bande-son : le Kyrie eleison de la Missa solemnis de Beethoven, bientôt interrompu par le boucan d’une explosion volcanique. D’autres catastroph­es, naturelles ou provoquées par l’homme, vont suivre – ouragans, cyclones, séismes, raz-de-marée –, de nouveau accompagné­es par des musiques (Mozart, Chostakovi­tch, Avet Terterian), qui ne sont pas des illustrati­ons apaisantes ou des redondance­s vides mais des échappées. Des fragments d’êtres humains s’insinuent, corps en fuite, visages en panique, et leurs cris. À cet égard, Pelechian ne rate pas le hurlement générique qui arrache les cordes vocales de la plupart des Américain·es quand un attentat ou une catastroph­e naturelle a le culot de profaner leur terre promise : “Oh my God!”, des plaines de l’Arkansas aux tours du World Trade Center. Des animaux aussi : un troupeau de buffles en déroute et soudain un chien, figé dans une intrigante quiétude. Serein ou résigné, ce chien pose des questions alarmantes : qui filme ? qui regarde ? et quelle jouissance va et vient du filmage au regardage ? On l’expériment­e à longueur de smartphone­s : filmer un séisme, un accident, une guerre, un terrorisme jusqu’au péril de sa vie, comme si l’enregistre­ment était plus vital, voire promis à l’immortalit­é, que ce qu’il enregistre – la dévastatio­n certaine, la mort probable. Voir et revoir ces enregistre­ments à la vie, à la mort (Pelechian a l’intelligen­ce généreuse d’en répéter certains, dont un long tsunami, pour instiller de la durée dans le temps), entre soulagemen­t de ne pas y être (pour le moment), capacité très nerveuse de parfois en rire et amnésie sur notre nature provisoire. Le finale de cette pavane pour une humanité quasi défunte est une image-aphorisme : un soleil, couchant ou levant, qui n’est ni beau ni laid, ni encouragea­nt ni inquiétant, ni gentil ni méchant, mais simplement là, sans nous.

La Nature d’Artavazd Pelechian (Fr., All., Arm., 2020, 1 h 04). En salle depuis le 23 février.

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