SOY LIBRE de Laure Portier
Pour son premier long métrage, la documentariste écrit le roman cabossé d’un ado en crise et se rêvant ailleurs.
Premier long métrage de Laure Portier, Soy libre marque déjà la naissance d’un grand regard de cinéaste : effronté, obstiné, toujours juste et “à bonne distance”, comme on pourrait le dire un peu facilement. Qu’est-ce qu’une bonne distance dans un documentaire ? Précisément un regard qui se refuse à cette neutralité faussement pudique et de bon ton, et qui préfère foncer comme un taureau dans son sujet, le harceler jusqu’à ce qu’il dégorge sa vérité. Après Dans l’oeil du chien, magnifique moyen métrage consacré à sa grandmère, Laure Portier suit ici son frère Arnaud, adolescent qui a fricoté avec la délinquance et qui traîne partout avec lui une colère qu’il décharge à intervalles réguliers : taguer un métro, voler un scooter avant d’y mettre feu, et puis s’enfuir ailleurs quand la justice est à ses trousses.
D’abord, Arnaud apparaît comme un adolescent sociologiquement déterminé, “explicable” : sa délinquance viendrait d’une histoire familiale âpre et sans amour – on pense à cette “enfance nue”, abandonnée et enragée, telle que Pialat la filmait. Très vite, Soy libre décolle, devient le récit d’un affrontement qu’Arnaud entame avec la vie – et c’est à ça qu’on pense lorsqu’on le voit boxer sur un ring. Lutte entre Arnaud et la vie, mais aussi entre lui et sa grande soeur, qui le suit partout jusqu’à ce qu’il révèle ses nombreux visages, jusqu’à ce que sa vie se métamorphose en grand roman cabossé.
Souvent, le petit frère se laisse faire, parfois, il enrage de cette caméra qui le colle et saisit des moments de rien, ironise sur les “babas cool de la culture” qui verront le documentaire, ne vient pas au rendez-vous. Telle soeur, tel frère : le regardé est aussi libre et entêté que la regardante qui le poursuit, et ces deux-là donnent le sentiment d’entamer un jeu du chat et de la souris à travers le temps et l’espace.
Car ce qui fait la beauté de Soy libre, c’est ce rapport entre sa modestie de moyens et son ampleur épique, se chargeant de fiction à mesure qu’il avance : Arnaud prépare son exil de France, ce pays qui n’a voulu faire de lui qu’un ado difficile, préférant la dèche en Espagne ou au Chili. Mais il n’y a pas qu’Arnaud qui se libère, s’allège. Le film se déleste progressivement du surcodage du documentaire sociologique : main dans la main, forme et personnage échappent aux déterminismes qui les menacent, se nourissent mutuellement, et se réinventent autant de fois qu’il le faut. Pour Arnaud, le paradis semble être une destination toujours à venir, il cherche fiévreusement le paysage de son bonheur, et prend la caméra pour se filmer quand sa soeur ne peut plus le suivre. Mais elle revient et trouve dans toutes ses images récoltées un juste portrait de son héros : créature mythologique, intranquille, hypersensible, mue par une étrange force, un élan vital qui devient de plus en plus palpable. Et il faut bien l’endurance d’un grand amour pour suivre jusqu’au bout du monde cet inoubliable pirate.
Soy libre de Laure Portier
(Fr., 2021, 1 h 18). En salle le 9 mars.