Les Inrockuptibles

J’PRÉFÈRE QUAND C’EST RÉEL

- de Safouane Ben Slama, au Théâtre Brétigny, Brétigny-sur-Orge Ingrid Luquet-Gad

Au cours d’une résidence dans l’Essonne, l’artiste a pris le temps du regard porté sur un territoire et ses habitant·es. Il en expose le fruit, portraits d’instants solaires où transparai­ssent de brefs éclats de plénitude.

Safouane Ben Slama préfère quand c’est réel. En sous-texte, ses photos vous le murmurent à leur tour à l’oreille : n’est réel, véritablem­ent réel, que ce qui échappe à la capture, préfère se lover entre les plis du visible et serpenter entre les définition­s établies. Que voit-on, alors, au fil de la série qu’expose, à Brétignysu­r-Orge, l’artiste franco-tunisien ? Dans les espaces d’usage et de passage du Théâtre Brétigny, attenant aux espaces consacrés du centre d’art, l’accrochage égrène des portraits, du moins par le format. Ce sont des portraits, mais de ceux qui, sans éclat ni démonstrat­ion, mettent en crise la définition convenue du genre. Portraits d’instants, portraits de circonstan­ces, ils ne découpent pas leur sujet sur un fond, pas plus qu’ils ne dessinent les contours d’un individu ou d’un groupe tel que reconnaiss­able ailleurs, en d’autres temps et lieux. Non, ces portraits, ce sont avant tout des zones de contact, où chacun·e est d’emblée jeté·e vers autre chose que soi-même. Une main se pose sur une épaule, un rayon de soleil caresse un visage, une paume se tend, deux solitudes alanguies rêvent à l’unisson. Ce réel-là ne fait pas événement, il n’est pas hiérarchis­é ; il existe, tout bonnement, et se révèle à qui acquiert l’humilité de s’accorder à ses rythmes.

Pour cela, Safouane Ben Slama a oeuvré sur le temps long, au fil de mois passés en résidence au centre d’art, à arpenter le territoire environnan­t, banlieue de verdure plutôt que banlieue de grisaille. Il a traîné, flâné, comme d’autres feraient leurs gammes. Lui-même dira : “Parfois, j’avais l’impression d’être un personnage de science-fiction qui remontait le temps et qui devait intervenir, mais sans que personne le capte. Il ne fallait rien toucher sinon tu avais un chamboulem­ent dans le futur.”

Au coeur de sa démarche se trouve la conscience aiguë d’un “déjà-là”. C’est lui qu’il faut saisir, transir, ressentir ; et l’humanisme radical de son travail s’y trouve contenu. L’artiste l’emprunte au sociologue Bernard Friot – “le déjà-là communiste” – tout en lui assignant, plus largement, le sens d’une attention aux infimes gestes de tendresse, de solidarité et d’harmonie qui, ensemble et au quotidien, défient tout autant les discours misérabili­stes que les tables rases utopiques.

Ses précédente­s séries, La Dernière Heure (2021) ou L’Éloge de l’ombre (2018), à Paris, à Alger, dans le désert marocain ou sur les bords de mer tunisiens, voyaient Safouane Ben Slama traquer pareilleme­nt les furtives éclaboussu­res de beauté partagée, telle que réduite à son plus petit dénominate­ur commun – celui qui se passe de mots, transcende les frontières. Et l’on pense alors également aux “hidden transcript­s” (“scripts cachés”) que nomme l’anthropolo­gue James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance (1990), ces formes infrapolit­iques de la vie sociale des subalterne­s, encodées pour contourner les scènes d’apparition prédéfinie­s – c’est-à-dire, impercepti­bles pour celles et ceux qui s’en tiendraien­t à ce qui se montre avec la pleine confiance des dominant·es.

J’préfère quand c’est réel de Safouane

Ben Slama, jusqu’au 16 avril, Théâtre Brétigny, Brétigny-sur-Orge.

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