LES NUITS DE LA PESTE
En racontant une épidémie de peste en Turquie, l’auteur met à nu ce qui fait basculer l’humanité dans le pire quand advient une pandémie.
1901, l’île ottomane imaginaire de Minger est ravagée par une épidémie de peste. Au sein de la population, moitié musulmane, moitié chrétienne – ce qui jusque-là n’était pas source de conflits –, les un·es et les autres commencent à se reprocher mutuellement le malheur qui s’abat sur leurs corps.
S’il fait penser à La Peste d’Albert Camus, le nouveau roman d’Orhan Pamuk présente surtout les qualités uniques de l’écrivain turc, prix Nobel de littérature. Ce talent immense de conteur ; cet univers éminemment romanesque qu’il sait créer, mariage de fiction pure et de vérité historique (sans qu’il importe de savoir ce qui relève de la première ou de la seconde) ; enfin, ces personnages balzaciens qui déchirent le coeur ou troublent l’âme, héroïnes et héros incapables de dépasser ce destin tragique duquel il·elles ne peuvent a priori pas se dégager.
Il y a Kamil, officier natif de l’île, tombé amoureux de Zeynep ; Salih Pacha et sa maîtresse cachée Marika ; Pakizé, la sultane et troisième fille du sultan Murat V, mariée au docteur Nuri, spécialiste des quarantaines. Il y a enfin Abdülhamid II, personnage bien réel cette fois, tout dernier sultan de l’Empire ottoman, surnommé le “Sultan rouge” du fait de sa cruauté. Tous et toutes sont devancé·es par les événements terribles qui adviennent, et c’est avec la fièvre, épouvanté·e même, parfois, face à cette pandémie qui terrasse sans crier gare, que l’on dévore le récit haletant de leurs amours impossibles, de leurs ambitions qui tombent à l’eau, de leur course désespérée pour tenter d’échapper à la mort.
Certains passages de ce livre ont valu à Orhan Pamuk d’être accusé cet automne, par un avocat de la ville d’Izmir, d’“insulte au fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal, et au drapeau national”. Et le romancier risque alors d’être jugé dans un procès kafkaïen comme il y en a tant de nos jours en Turquie. Difficile de saisir ce qui relève de l’outrage dans ces 684 pages, l’écrivain faisant surtout preuve ici d’une ironie mordante vis-à-vis des divers pachas, nantis et autres puissants, sans s’adresser spécifiquement à tel ou tel dirigeant. Il dépeint plutôt, et parfaitement, la dimension ubuesque et préoccupante pour les libertés fondamentales qu’ont toujours entraînée les pandémies dans l’histoire de l’humanité.
Les Nuits de la peste d’Orhan Pamuk (Gallimard), traduit du turc par
Julien Lapeyre de Cabanes, 684 p., 25 €. En librairie le 10 mars.