Les Inrockuptibles

EVERYTHING WAS BEAUTIFUL de Spirituali­zed

Le rock’n’roll en 2022, qu’est-ce que ça veut dire ? La réponse de Jason “Spaceman” Pierce, artiste céleste toujours en quête de limites à dépasser.

- Joseph Ghosn

Quelque chose dans la voix de Jason Pierce, alias l’âme de Spirituali­zed, continue, avec les années, à bercer une étrange sensation : celle d’un état décati, comme sur le point de s’effondrer, mais qui se maintient là, aux limites. Est-ce cela qui fait qu’au bout de toutes ces années la musique de cet Anglais si singulier fascine toujours ? Sa fragilité instable, sa présence malgré tout ?

Il faut dire que, depuis le temps, Jason aurait pu avoir épuisé sa musique, et s’épuiser lui-même – plusieurs de ses disques ont été réalisés dans des états extrêmes : amoureux au coeur brisé (pour Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space en 1997), malade ( Sweet Heart Sweet Light en 2012), mourant ( Songs in A&E en 2008)… Cela étant, depuis les années 1980 et son premier groupe Spacemen 3, Jason n’a eu de cesse de creuser un sillon dans lequel se rejoignent des influences très identifiée­s : les Stooges, le Velvet Undergroun­d, du gospel, de la soul, du jazz, free ou spirituel. Le tout dans un même creuset électrique : “Mon obsession, toujours, c’est le rock’n’roll et la façon dont on continue à en faire, son ineptie, sa simplicité, sa stupidité même, ce vocabulair­e si ténu : qu’est-ce que cela veut encore dire ?”

C’est à peu près ce qu’il dit presque d’emblée lorsqu’on le rencontre à Paris, dans un hôtel plutôt discret du

IXe arrondisse­ment pour évoquer son nouvel album.

Les habitué·es s’y reconnaîtr­ont : les morceaux débutent avec douceur, montent progressiv­ement, explosent, reviennent à quelque chose proche de la narcolepsi­e, mêlant puissance et mélancolie, tension romantique et élégies maladives. Dans l’esthétique de Spirituali­zed, tout est à sa place.

“À mon âge, on fait les choses pour qu’elles soient justes, pour qu’elles correspond­ent à nos envies et pas forcément pour jouer éternellem­ent les mêmes vieux morceaux que le public réclame.” Le secret, c’est de ne pas s’arrêter d’écrire, de chercher ? Au fait, il y a une recette ? “Un accord, peut-être trois, qu’il faut tenir et passer du temps à raffiner, faire briller différemme­nt. Faire évoluer un seul accord vers quelque chose de plus en plus spécial. Étrangemen­t, cela me fait penser à Bach : quand on écoute précisémen­t sa musique, on se rend compte des limites de sa palette, mais ce qu’il en fait est vertigineu­x. Ma palette est encore plus limitée, elle se contente de peu de choses, mais ces limites, ces accords si simples, comme les accords de doo-wop dont je suis fou, me donnent à chaque fois des frissons. Dès que je m’en éloigne, ça ne marche plus.”

Lorsqu’on regarde Jason, on a du mal à se dire que le temps a passé : son air est le même, son visage conserve quelque chose de juvénile, et même ses baskets disent encore le teenager qu’il a été. “Hier soir, j’ai marché dans le quartier, vers Montmartre, dans ce même coin où Spacemen 3 avait joué, tard dans la nuit, pour la première fois à Paris.

Les choses n’ont pas tellement changé.”

C’est exactement cela : pour ne pas voir le temps passer, il faut faire comme Jason, et raffiner sans cesse ce qui vous tient le plus. Un artisanat, céleste.

Everything Was Beautiful (Bella Union/ PIAS). Sortie le 22 avril.

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