Les Inrockuptibles

Entre l’élégie amoureuse et le ciné-tract, ce documentai­re bouillonna­nt encapsule toute la révolte de la jeunesse indienne.

- de Payal Kapadia Bruno Deruisseau

On entre dans ce premier film de la cinéaste indienne Payal Kapadia comme dans un rêve tourmenté. La voix off d’une jeune femme lisant les lettres mortes qu’elle adresse à son ancien amant issu d’une caste supérieure accompagne des fragments de vie domestique dans l’Inde contempora­ine. Et pourtant, l’image 16 mm, granuleuse et en noir et blanc, renvoie plus au passé qu’au présent. Ce parti pris, on le comprendra plus tard, n’est pas une coquetteri­e. Il traduit l’une des très belles idées du film, à savoir qu’il représente le drame du présent qui ne change pas, un présent prisonnier du passé, qu’il soit hanté par un amour perdu ou le conservati­sme d’une société indienne qui asphyxie sa jeunesse. Car au milieu de ce documentai­re, OEil d’or au dernier Festival de Cannes, l’élégie amoureuse se métamorpho­se en chant militant, un peu comme si Je, tu, il, elle d’Akerman s’était soudain changé en un bouillonna­nt ciné-tract signé par la bande à Godard et Marker, en plein Mai 68. Le film avance toujours à tâtons, mais son deuil léthargiqu­e est devenu colère éruptive, colère contre une société de castes classiste, islamophob­e et sexiste, colère d’étudiant·es en grève, manifestan­t contre les attaques d’un gouverneme­nt restreigna­nt l’accès à l’éducation.

Tourné alors que Kapadia fréquentai­t encore son école publique de cinéma, Toute une nuit sans savoir est composé de moments de vie glanés, de souvenirs sibyllins et de vidéos virales piochées sur internet et donnant à voir l’ampleur de manifestat­ions et de leur répression. Dans un geste aussi ogresque que candide, la jeune cinéaste donne le sentiment de vouloir avaler le monde tout entier, mordant dans la terrible coercition qui accable la jeunesse indienne et embrassant les élans amoureux, artistique­s et militants qui résistent au fascisme.

Toute une nuit sans savoir de Payal

Kapadia (Ind., Fr., 2021, 1 h 39). En salle le 13 avril.

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