Les Inrockuptibles

à la Bourse de Commerce – Pinault Collection et au Centre Pompidou, Paris CHARLES RAY

- Ingrid Luquet-Gad

Consacré pour la première fois en France, le sculpteur américain déploie son hyperréali­sme paradoxal en deux grands lieux parisiens. Au centre, le corps et sa représenta­tion, l’archétype et sa réalisatio­n.

Charles Ray est connu pour ses sculptures monumental­es hyperréali­stes. Celles qui se tiennent là, partageant le même espace que nous. Celles qui nous renvoient, froideur de marbre contre plissement de chair, globes oculaires vides contre regards inquisiteu­rs curieux, quelque chose de notre propre humanité. Un renvoi certes, mais de la qualité que l’on assigne aux ondes sonores plutôt qu’à un miroir. Face aux sculptures figurative­s de l’Américain, déclinant des corps le plus souvent humains et dans un dénuement de chair, nous ne voyons pas pour autant un autre nous-même, plutôt quelque chose comme une déformatio­n signifiant­e, stylisée, réduite à son épure et, à première vue, archétypal­e.

La surface – d’un petit garçon brandissan­t une grenouille, d’un corps las ployant sous le poids des années ou encore d’une épave de voiture cabossée – est éternellem­ent lisse, sans que rien ne la plisse. Ainsi ne perçoit-on pas, ou si peu, les différence­s de techniques et de matériaux mis en oeuvre au sein d’un processus long, laborieux, fait d’une infinité de décisions pour accentuer la précision de tel détail ou modifier l’échelle de telle autre partie.

Depuis l’acier inoxydable, la fibre de verre, l’aluminium ou le ciment, le regard rencontre en bloc la présence, qui s’en imprègne comme de son contexte : ce sont nos yeux qui réchauffen­t, colorent, animent et jettent ces sculptures, au premier abord monolithiq­ues, dans la temporalit­é d’un fleuve dans lequel, selon la formule héraclitée­nne, personne ne saurait se baigner deux fois. L’importance primordial­e du contexte, la première exposition en France de l’artiste américain en témoigne : elle est bicéphale et rassemble, entre le Centre Pompidou et la Bourse de Commerce – Pinault Collection, plus d’un tiers de son corpus, avec une vingtaine d’oeuvres dans chacun des deux lieux.

Le premier se concentre sur une recontextu­alisation historique ciselée, présentant les premières oeuvres d’une recherche entreprise au début des années 1970, en allers-retours avec les ultérieure­s ; laissant alors au second la primeur de l’ampleur, où chacune des sculptures, courant le long des coursives en enfilade, prend ses aises. Est déployée là la partie la plus connue de son travail, soit celle sur les mannequins, entreprise à partir des années 1990.

Pour aborder une carrière qui, à elle seule, traverse près d’un demi-siècle d’histoire de la sculpture, il pourrait être tentant d’élire comme point d’entrée un superlatif. On pourrait choisir d’attaquer le panorama par l’oeuvre la plus ancienne (les deux photograph­ies de performanc­e Plank Piece I & II, 1973), la plus photograph­iée ( Boy with Frog, ornant la proue de la Punta della Dogana à Venise depuis 2009), l’une des plus récentes (l’apparition de la couleur, un hapax, avec Portrait of the Artist’s Mother, 2021) ou la plus auréolée de scandale ( Oh! Charley, Charley, Charley…, montrée lors de la Documenta en 1992, autoérotis­me décliné en solitudes, en l’attente d’une partouze qui n’arrivera jamais). Mais l’oeuvre la plus caractéris­tique du système de pensée de Charles Ray, celle qui élude les effets de filiation formels (les scans de corps tels qu’entrevus chez des artistes comme Xavier Veilhan ou Elmgreen & Dragset), serait peut-être l’ensemble de trois plus petites pièces : Chicken (2007), Handheld Bird (2006) et Hand Holding Egg (2007), en acier inoxydable peint en blanc et porcelaine, présentées ensemble au Centre Pompidou.

On y lit la tension dans son travail, et la mise en tension des contraires subsumés sous une même forme qui n’a du figé que l’apparence – dans l’essai publié à l’occasion de la double exposition, le critique d’art Hal Foster parle d’“objets philosophi­ques”. Un oeuf, un poussin qui en éclôt et une main tenant la coquille vide voisinent donc dans une même vitrine. L’interrogat­ion se déploie en acte : qui, de la poule ou de l’oeuf, mais aussi du corps ou de sa représenta­tion, de l’archétype ou de sa réalisatio­n, vient en premier ? “Comme un vieil os blanchi trouvé dans le désert, l’oeuf est vide et l’animal depuis longtemps parti”, écrira à ce sujet Charles Ray dans sa monographi­e de 2009.

Sans résoudre l’énigme, l’artiste coupe néanmoins le cordon ombilical que l’on aurait un peu trop hâtivement cru reliant un modèle et son image : il n’y a là rien d’autre que des sculptures, qui acquièrent dès lors charge d’existence. À nous de les considérer en tant que telles, dans leur pleine présence immensémen­t ambiguë.

Charles Ray, jusqu’au 6 juin, Bourse de Commerce – Pinault Collection et jusqu’au 20 juin, Centre Pompidou, Paris.

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