Les Inrockuptibles

LES VOLONTAIRE­S, PIGMENTS-MÉDICAMENT­S

- d’Anne Le Troter Ingrid Luquet-Gad

Pour sa nouvelle pièce sonore spatialisé­e, la jeune artiste organise un dialogue singulier entre travailleu­rs et travailleu­ses de l’art autour de l’accès précaire à la santé et l’insécurité sociale des artistes.

De l’extérieur, c’est d’abord d’étranges plugs noirs et vibratiles que l’on perçoit, venant sucer les vitres de Bétonsalon. Cette membrane, séparant le campus de l’université accolée et les espaces du centre d’art, les vitres la font vrombir, comme un discret appel à pousser la porte. Par un son qui n’est encore qu’une pulsation, par ses ramificati­ons conductric­es, l’exposition Les Volontaire­s, pigments-médicament­s d’Anne Le Troter indique déjà son refus de se laisser circonscri­re à une histoire enracinée dans l’histoire de l’art, la grande, l’établie. Plutôt, ces histoires-là que l’on s’apprête à entendre sont de l’ordre de la narration, et même de la fiction transhisto­rique, transmises par les voix d’un aréopage d’artistes, zombies ou présent·es.

Ces paroles courent le long des plafonds par des câbles audio arachnéens, venant choir telle une chevelure lâchée sur le sol avant de ruisseler le long de rainureses­tuaires en étain.

Depuis ses premières exposition­s, à la BF15 à Lyon, au Palais de Tokyo à Paris ou à l’IAC, Institut d’art contempora­in, à Villeurban­ne en 2017, Anne Le Troter a jeté son dévolu sur un format : la pièce sonore. Son enregistre­ur audio l’aura menée de ses premières fictions improvisée­s néo-Fluxus portées par sa propre voix jusqu’à l’interventi­on de personnes extérieure­s – enquêteur·trices téléphoniq­ues, praticien·nes ASMR ou prothésist­es dentaires. Sa nouvelle installati­on mêle écriture théâtrale et voix d’emprunt, et tient à une recherche menée dans le cadre de la bourse ADAGP & Bétonsalon (dont elle fut lauréate en 2021), en lien avec le fonds Marc Vaux : cette vaste archive, documentan­t la vie artistique à Paris de 1920 à 1970 par des photograph­ies et des documents d’époque d’artistes et de modèles, tels que saisis par le prisme d’oeuvres, d’exposition­s, d’ateliers, de galeries ou de fêtes, l’artiste est venue l’écouter. Plutôt que les images, ce sont les voix qu’elle s’est employée à faire s’élever, comme autant de prosopopée­s. Comme point de départ se trouvent l’histoire et la vie de Louise Hervieu (1878-1954).

Peintre, dessinatri­ce et écrivaine, elle cofonde en 1937 l’Associatio­n Louise Hervieu pour l’institutio­n du Carnet de santé : elle-même syphilitiq­ue, elle imaginait un document retraçant les maux du corps à destinatio­n du personnel soignant. À partir de cette figure, Anne Le Troter constitue un groupe de travail composé de travailleu­r· eu ses de l’art qui, tous· tes, auront combiné les fonctions et les emplois – artistes, infirmier·ières, modèles, ambul an cier·ièr es …–, àl’ in star de Marie Vassilieff, Joséphine Baker, Paul Éluard, Jean Cocteau ou Kiki de Montparnas­se. Imaginant la conversati­on de ces “non-mort·es”, elle invite d’autres artistes, vivant·es, à converser avec elles et eux, dont Ségolène Thuillart, Simon Nicaise, Nour Awada ou encore Eva Barto, eux·elles-mêmes attentif·ives au soin.

Le dialogue spatialisé, qu’Anne

Le Troter dit écrire “depuis le présent”, s’attache à unir en autant de boucles récursives les contextes : aujourd’hui, les artistes restent tout aussi précaires, leur rattacheme­nt à l’assurance maladie, conditionn­el, leur protection face aux accidents du travail, aléatoire, et les congés maternité, inexistant­s. En cela, Anne Le Troter rend sensible l’un des points d’entrée permettant de relier la précarisat­ion des artistes à la condition guettant tout·e travailleu­r et travailleu­se libéral·e, en parenté notamment avec les recherches menées par les artistes Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant, qui à l’automne publieront (chez Penguin Random House) leur ouvrage Health Communism (Communisme de la santé) dédié à l’économie extractivi­ste de la santé et à ses laissé·es-pour-compte.

Les Volontaire­s, pigments-médicament­s d’Anne Le Troter, jusqu’au 23 avril, Bétonsalon – centre d’art et de recherche, Paris.

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Vue d’exposition.
← Vue d’exposition.

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