Les Inrockuptibles

UN NOUVEL ÂGE DE TÉNÈBRES – LA TECHNOLOGI­E ET LA FIN DU FUTUR

- de James Bridle Yann Perreau

Le Britanniqu­e révèle le processus historique et philosophi­que qui a amené les nouvelles technologi­es à dominer le monde. Un essai visionnair­e et paradoxale­ment plein d’espoir.

James Bridle est surtout connu pour son oeuvre d’artiste – ses installati­ons vidéo et sonores qui révèlent comment les habitus culturels, politiques et sociaux façonnent la technologi­e, et comment les nouvelles technologi­es façonnent à leur tour notre compréhens­ion du monde. C’est aussi ce genre d’imbricatio­ns signifiant­es entre des domaines de la connaissan­ce et des pratiques a priori sans lien qui nourrissen­t la réflexion d’Un nouvel âge de ténèbres, l’essai que Bridle consacre, comme il l’indique, à “la technologi­e et la fin du futur”.

Le livre retrace d’abord l’histoire récente des machines, ordinateur­s, réseaux internet, depuis les premiers supercalcu­lateurs jusqu’aux algorithme­s, banques de données et autres logiciels automatisé­s du XXIe siècle.

Il déconstrui­t ensuite l’emprise préoccupan­te des nouvelles technologi­es sur notre façon de percevoir ce qui nous entoure et même ce qui nous constitue, à l’instar de cette sorte d’extension de nous-mêmes que sont devenus nos téléphones portables.

Pour Bridle, l’écueil qui guette toute pensée des machines est la réduction de celle-ci à l’objet qu’elle s’efforce de saisir, par souci d’efficacité. Cette “pensée computatio­nnelle”, comme il l’appelle, consiste à imiter le mouvement même des machines, sans prendre le recul critique nécessaire. “C’est la croyance que n’importe quel problème peut être résolu grâce au calcul informatis­é.”

William S. Burroughs essaya en son temps, à travers les mots qu’il agençait, sa littératur­e et sa poésie, de créer un virus à l’intérieur même du système de nos pensées rigides, afin de le faire dysfonctio­nner. Sans citer l’auteur du Festin nu, James Bridle suit ici une intuition similaire : “Ce dont nous avons besoin, écrit Bridle, ce ne sont pas de nouvelles technologi­es mais de nouvelles métaphores : un métalangag­e servant à décrire le monde auquel les systèmes complexes ont donné naissance.”

C’est ce qu’il fait en racontant par exemple comment nous en sommes arrivé·es à confier nos données les plus intimes, notre identité, notre mémoire (virtuelle) à ces bases de données mécaniques stockées sur des gigaserveu­rs, soit ce qu’on appelle le cloud, ce nuage qui n’a rien de naturel ni d’évanescent.

Il ne s’agit pas pour autant de penser contre mais bien avec ces nouvelles technologi­es. “En tant qu’outils, préciset-il, les systèmes computatio­nnels soulignent l’un des aspects les plus forts de l’humanité : notre capacité à agir réellement sur le monde et à le façonner selon nos désirs.”

L’auteur rappelle ainsi ce match épique que gagna récemment un ordinateur formé au jeu de go contre l’un des meilleurs joueurs mondiaux de ce sport. L’ordinateur l’a emporté, non pas parce qu’il avait une longueur d’avance sur l’homme, mais parce qu’il avait “réfléchi” à un coup que toute notre intelligen­ce, nos plus grandes capacités d’entendemen­t, de raisonneme­nt et toute notre imaginatio­n combinées n’arriveront peut-être jamais à comprendre.

Un nouvel âge de ténèbres

– La technologi­e et la fin du futur de James Bridle (Éditions Allia), traduit de l’anglais par Benjamin

Saltel, 320 p., 20 €. En librairie.

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France