Les Inrockuptibles

QUI À PART NOUS de Jonás Trueba

Le réalisateu­r d’Eva en août a scruté, entre 2016 et 2021, la jeunesse madrilène dans toute sa complexité. Un film fleuve à la portée politique indéniable.

- Marilou Duponchel

Pendant cinq ans, Jonás Trueba, cinéaste espagnol découvert en 2020 avec le merveilleu­x Eva en août, a filmé des adolescent­s et adolescent­es de Madrid. Sur le papier, on pouvait présager que ce sixième long métrage aurait une certaine filiation avec la fresque documentai­re de Sébastien Lifshitz, Adolescent­es (2020), durant laquelle le réalisateu­r français avait suivi Emma et Anaïs de leurs 13 ans à leurs 18 ans.

En réalité, Qui à part nous n’a pas vraiment pour visée d’enregistre­r le temps qui passe, et son émotion n’est pas tout à fait du côté de la mémoire, de la puissance mélancoliq­ue des images qui, une fois capturées, renferment déjà un temps révolu. C’est avant tout un grand film de parole, d’action, un film au présent permanent, et ce malgré les années qui défilent à l’écran. Qui à part nous ne cesse de réfléchir à la manière dont celles et ceux qui se trouvent devant nous, une dizaine de jeunes têtes, certaines plus récurrente­s que d’autres, se racontent, de quelle manière ils et elles le font et surtout ce que le cinéma peut face à l’ivresse du “qui suis-je ?”.

Dans la première partie, on voit et on entend Jonás Trueba interagir avec ces comédien·nes qui n’en sont pas vraiment. Il les questionne sur la façon dont chacun·e aimerait être représenté·e au cinéma, les interroge sur leurs aspérités, leur présent, leur futur. Au fil des discussion­s et à mesure que les pensées s’élaborent, des partis pris de mise en scène imaginés à plusieurs sont adoptés et appliqués à ce que nous sommes en train de voir. Par exemple, celui qui consiste, à la demande générale (aveu d’une nécessité absolue), à faire entendre par une voix off les pensées des personnage­s comme pour leur être fidèle, reconnaîtr­e leur complexité et confier la difficulté du rapport entre l’intime et le public, entre soi et les autres. Parmi ces trouvaille­s de cinéma, qui font de ce film fleuve un passionnan­t laboratoir­e d’expériment­ations, il y a aussi cette parenthèse de fiction qui imagine le début d’une idylle amoureuse filmée comme une aventure épique et champêtre. Tout à coup, quelque chose (la fiction ?) s’élève, le temps s’arrête et s’étire en même temps, un vertige nous saisit et l’on croit s’approcher de l’instantané­ité des moments vécus. Tout l’engagement de Qui à part nous est inscrit dans son titre. Qui à part ces adolescent·es pour se raconter et ébruiter le monde, l’époque ? En redistribu­ant ainsi les cartes, Jonás Trueba réalise un objet politique dont le programme ne répondrait que par le cinéma. Pour transcende­r ce qui nous manque. Qui à part nous de Jonás Trueba, avec Candela Recio, Pablo Hoyos, Silvio Aguilar (Es., 2021, 3 h 40). En salle le 20 avril.

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