“Where Are We Now?”
L’un de mes morceaux préférés de David Bowie est aussi l’un des derniers qu’il a publiés. Il s’agit de Where Are We Now?, sorti en janvier 2013, dans lequel le chanteur développait la nostalgie de Berlin, qui le hantait alors et où il avait habité dans les années 1970. Au-delà de l’exercice de convocation du passé pour comprendre le présent, le morceau, par son interpellation interrogative, me traverse de plus en plus l’esprit, évoquant cette question de savoir où nous sommes. Ou plutôt, où nous en sommes vraiment, de tout.
Ce mois-ci, dans la foulée de l’élection présidentielle qui a vu la réélection d’Emmanuel Macron, mais a aussi acté une division profonde du pays, il faudra voter à nouveau, aux législatives. Un vote conditionné par cette question amenée par la chanson, et les réponses que chacun·e peut y apporter : où sommes-nous et où allonsnous ? Une discussion récente, à propos de la politique, et de l’enthousiasme (ou non) qu’elle suscite, me fait dire que nous sommes arrivé·es à ce point exact que connaissent les sociétés en guerre : pour beaucoup, désormais, les lendemains importent peu. Ce qui vaut, c’est le moment, et ce qui en est fait, ce qu’il permet de ressentir et la manière dont il est vécu. Pour autant, c’est aujourd’hui que se posent les questions les plus flagrantes et décisives pour le futur – pour l’avenir du futur, même. Des questions liées à la planète, à l’écologie, au devenir. Là où nous sommes, précisément, c’est à un carrefour entre la vie la plus instantanée et le travail de reconstruction à très long terme. La première est plus facile que le second. Pourtant, les deux doivent exister ensemble.
Est-ce pour cela que nous avons choisi de consacrer notre couverture à Björk, l’une des héroïnes de ce journal ? Elle est, aujourd’hui plus encore qu’hier, un modèle pour nous, et notre pensée : Björk a su, à chaque détour de sa carrière, saisir l’instant, être dans le présent, se métamorphoser avec lui. Mais elle a aussi appris à construire une carrière au très long cours : cette année, nous fêtons les 35 ans de son premier single, sorti avec les Sugarcubes, le toujours très beau Birthday. En trente-cinq ans, elle s’est imposée comme un modèle d’existence et de parcours, jonglant avec les réinventions mais aussi les silences, avec les explosions de joie mais aussi les abîmes de tristesse. Pour évoquer sa carrière, nous avons fait appel à l’une des figures et plumes historiques des Inrockuptibles. Jean-Daniel Beauvallet a repris le fil de l’histoire de Björk et la replace dans notre présent, avec la gloire qui est la sienne et qui nous oblige à regarder le présent tout en inventant l’avenir. Ce n’est pas un exercice de nostalgie que nous vous proposons là, mais une plongée différente dans le contemporain, à l’aune d’une chanteuse qui compte plus que jamais à nos oreilles et à nos yeux. Elle est en quelque sorte une réponse à la question de Bowie, pour savoir où nous sommes vraiment.
Récemment, une amie me disait que le présent est la reconstitution du passé, réagencé par une suite d’événements vécus ensemble. Ce dont nous nous souvenons, c’est ce qui a mené à l’instant présent. Devant ses paroles, je me disais que ce qui nous avait conduit·es à cette conversation, c’était sans doute les concerts que nous avions vus ensemble entre les deux tours de la présidentielle, et qu’il ne fallait pas oublier – ni les concerts ni l’élection. C’était aussi toutes les questions que nous nous étions certainement posées en même temps, mais sans les expliciter entre nous – ça t’a plu ?, tu vas voir qui d’autre bientôt ?, tu m’emmènes ? Des questions de l’instant et du futur. Où (en) sommes-nous vraiment, au fait ?