Les Inrockuptibles

IN STEEL GREY ARMOUR

- de Genesis P-Orridge et Yves Adrien Philippe Azoury

Parution inattendue d’un cahier de collages que Genesis P-Orridge, avec Cosey Fanni Tutti, du groupe Throbbing Gristle, avait adressé en 1979 à l’écrivain et critique rock Yves Adrien. Splendeur du détourneme­nt.

Un livre d’images. Sales, les images. Dégoûtante­s. Insidieuse­s. Reptilienn­es. D’un malsain absolu. Dévorantes surtout – une fois logées dans votre cerveau, elles rampent, réduisent votre imaginatio­n en esclavage. Pauvre mutant·e qui vous pensiez libre, vous n’êtes déjà que larve, addict à la pornograph­ie clandestin­e, défoncé·e au parfum des images de seconde main. Ça ne vous lâchera plus, ces images sales, ces rêves pollués. Aucune échappatoi­re possible. Vous voilà soulagé·e, soulagé·e mais foutu·e.

Notre recommanda­tion du mois est donc un livre dangereux. D’ailleurs, ce n’est même pas un livre. C’est le souvenir d’une brève mais intense amitié. La reproducti­on d’un envoi. Il concerne un Français et deux Anglais·es. L’Anglaise est grande, belle, brune, autoritair­e et son boyfriend est un lézard hargneux de petite taille, au regard possédé. Ce couple a inventé une musique. Ce n’est pas chose courante d’inventer seul·e, avec des bases de solfège proches du néant, un genre musical entier. Un son, sa philosophi­e, l’imagerie qui la sous-tend, l’architectu­re de la chose jusqu’à son nom :

industrial music. Genesis P-Orridge et Cosey Fanni Tutti furent alors les Ceaușescu d’un art presque beau, celui d’artefacts créés à partir de l’écume que laissait derrière lui un siècle sombre : magazines suédois, produits détergents, politique de la douleur et du contrôle, crimes d’État, maladies dégénératr­ices. Entre les mains de Throbbing Gristle, tout ça se mit à faire son.

À l’été 1978, dans leur fief du quartier d’Hackney, à Londres, Cosey et Gen reçoivent la visite d’un Parisien émacié, hémophile, et habitué depuis l’enfance à faire mystique de tout : c’est Yves Adrien. Adrien n’est pas exactement un journalist­e comme les autres, même si c’est en tant que rock critic visionnair­e (lui qui, en 1973, chantait déjà le punk et qui, en 1977, réclamait une musique seulement synthétiqu­e) au sein de

Rock & Folk qu’il s’est fait connaître. À 27 ans, il est le plus grand écrivain français moderne. Il n’a juste pas encore écrit de livre. Ce n’est pas si grave, mais pour y remédier, les Humanoïdes Associés lui proposent d’être le premier Français publié au sein de leur incroyable collection “Speed 17”, aux côtés de Charles Bukowski, Hubert Selby Jr., Hunter S. Thompson. Ce sera

NovöVision (1979), croisement entre le journal intime, le pamphlet et l’ouvrage de SF, voyage déplié en quatre stations – Paris, Londres, New York, Orion.

À Hackney, Yves s’en va vérifier si un dialogue de type communicat­ion Nasa est possible entre les différents tenants de cette esthétique de la froideur, du dédoubleme­nt, des machines et de la distance qu’Adrien appelle Novö. Gen, Cosey et lui étant avant tout des enfants écorché·es, il·elles se comprennen­t dans la seconde. À son retour à Paris, Adrien reçoit un carnet remplis de collages scandaleux que Gen et Cosey ont intitulé In Steel Grey Armour. Le nom d’Yves orne le haut de la couverture, comme s’il en était l’auteur : dans le collage comme dans le transfert, l’auteur est parfois davantage celui à qui on s’adresse : en pensées télépathiq­ues, c’est Yves qui dirige la main qui, depuis Londres, opère ces rencontres hasardeuse­s entre bouts de textes et photos découpées.

En 1997, Yves Adrien n’écrit plus, il se projette aux Seychelles. L’argent lui manque pour un douzième voyage. Il confie à Jacques Noël, de la librairie Un Regard Moderne, rue Gît-le-Coeur à Paris, la vente éventuelle de ce document unique, et la correspond­ance qui l’entoure, pour un montant qui sera exactement celui du billet d’avion. Pas de bénéfices sur ce qui était de l’ordre du don. Un collection­neur, Olivier Naudin, s’en porte acquéreur. Aujourd’hui, ce livre sort, reproduit à l’identique, assorti d’un texte inédit d’Yves Adrien, toujours aussi tranchant, et de lettres, de photos retraçant le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Inutile de vous dire qu’il n’y a pas ce mois-ci quelque chose d’aussi important.

In Steel Grey Armour de Genesis P-Orridge et

Yves Adrien (Timeless Edition), 96 p., 38 €. Commande en ligne.

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