Claire Denis : “Quand le train de Genève passait devant la gare de Rolle”
La réalisatrice traduit en mots cette présence-absence réconfortante du réalisateur qu’elle sentait souvent proche, ici et là. Et qui n’est plus.
“L’image toujours vient du ciel – non pas des cieux […] mais des ciels”, je cite Jean-Luc Nancy, “l’image me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine intimité – par la vue, par l’ouïe ou par le sens même des mots”… Je vivais rassurée dans un monde, un temps, où Jean-Luc Godard vivait et travaillait. Je ne voulais pas croire, imaginer le jour où j’entendrais : Jean-Luc Godard est mort. C’est tellement idiot et enfantin, je sais bien. Pourtant je suis aspirée dans une brusque chute et je vais sûrement me ramasser, je tombe encore. Je n’ai jamais rencontré Jean-Luc Godard, je l’ai croisé à Toronto, à Rotterdam, à Londres. J’allais l’écouter. Une fois quand même je me suis sentie très près, un peu chez lui, quand je suis allée au Centre Pompidou voir son “installation”; je déteste ce mot installation, je devrais dire une exposition de ses pensées à ce moment-là de sa vie, et à ce moment dans le monde. Il y a toujours le monde dans les films et dans les mots de JLG. Sa présence, les nouvelles de lui quand il y en avait, me donnait un peu plus de bravoure, un peu plus d’agressivité aussi, ce qu’il me fallait de confiance pour croire au film, en cas de film comme disait Marguerite Duras. Dans le faisceau de Godard ce n’était pas gênant de douter et d’hésiter. Je dis le faisceau parce que j’imagine cette place jurassienne, pas si loin de celle qu’occupait Jean-François Stévenin, la place qu’il avait choisie en Suisse au milieu de l’Europe, je l’ai imaginée comme un poste de garde. Quand le train de Genève passait devant la gare de Rolle, je regardais le quai défiler, pour voir ? Ben rien, j’ai jamais rien vu, si, votre paysage. C’est ici l’Europe. Et le Petit Soldat quitte la France et entre dans Genève (petite ville avec un assez joli lac, je crois que vous le dites) pendant la guerre d’Algérie. Bruno Forestier un déserteur qui n’a plus d’idéal et qui s’enfuit après le meurtre du correspondant du FLN en disant : “J’avais encore du temps devant moi.” C’est moi qui plonge dans la France grise et cachée. Jamais une voix off, des mots, le timbre mat et las de Michel Subor, jamais avant une voix off n’avait donné vie et mort à un film et à toute une époque, jamais vraiment évoquée comme ça. Depuis l’Europe et de sa lourde histoire vous atteignez la Méditerranée, la Palestine, l’Angola, Sarajevo.Votre disparition est interminable.Vous aviez dit Salut Monsieur Daney (avec votre casquette pomme de terre), je vous dis Salut. C’est étrange, je n’y crois pas. Et puis je tombe de sommeil, je tombe de fatigue, je tombe de tristesse.