Les Inrockuptibles

“Quelque chose de plus grand que lui à partir de lui” Par Annie Ernaux

- Propos recueillis par Nelly Kaprièlian

J “e suis une lectrice de Proust très différente selon les temps : entre ma jeunesse et aujourd’hui, il y a évidemment une grande différence dans mon appréciati­on de Proust. Très jeune, j’étais à la fois attirée et dans l’impossibil­ité de lire Proust. Le passage de la madeleine lu par une professeur­e de français m’avait fascinée, mais j’étais dans un désert culturel effroyable. Proust, pour moi, c’était lointain. En seconde, j’avais un manuel de français qui comprenait des citations de La Recherche et elles étaient comme faites pour moi, tout m’y parlait. À 20 ans, je commence par Un amour de Swann, qui me déçoit, puis je lis toute La Recherche à 25 ans et là, je suis éblouie. En même temps, il y a des passages qui ne me touchent pas, je ne vois pas la structure d’ensemble. Les grandes journées avec tous les personnage­s chez les Verdurin, c’est un monde qui m’est complèteme­nt étranger. J’adore en revanche tout ce qui concerne la mémoire. Et puis Albertine, Gilberte, tout ce qui a trait au sentiment. Ce sera plus tard que je comprendra­i l’immensité du projet de Proust, que j’admettrai qu’il parle de son monde et que, par son monde, il parle de la société.

Autour de la quarantain­e, il y a un moment où l’oeuvre de Proust fait envie à tous les écrivains : il a réussi à donner une forme à sa vie, l’écriture est sa transcenda­nce. S’il l’a fait, pourquoi pas nous ? Dans Le Temps retrouvé, il dit de l’écriture tout ce qu’on peut en dire : la vie est éclaircie par l’écriture, c’est par elle qu’on en connaît davantage, sur soi, sur le monde. Il y a quelque chose qui me repousse quand même alors, c’est sa façon de parler de Françoise, du peuple. Il me pousse à m’interroger sur mon positionne­ment quand j’écris. Quand je le lis, je ne suis pas du côté de celui qui écrit, je suis du côté de Françoise. Lui ne sent pas ce que ça a d’effrayant d’écrire qu’elle a un regard de bon chien. Il ne comprend pas le monde populaire. Aujourd’hui, j’admets qu’on ne peut pas lui reprocher d’écrire depuis son monde. L’influence de Proust s’est exercée sur moi à partir du moment où j’ai pensé écrire un texte plus vaste que ce que j’avais écrit auparavant, qui sera Les Années. Ce qui a commencé à me tarauder, c’est le fait qu’il ait fait quelque chose de plus grand que lui à partir de lui. Il est parti d’une sensation sur laquelle il a construit tout un monde, et je me suis demandé quelle pourrait être, dans mon cas, cette expérience, cette sensation palimpsest­e. En littératur­e, Proust existe au-dessus de moi, comme le ciel.”

Dernier livre paru : Le Jeune Homme (Gallimard).

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