Les Inrockuptibles

“Une patience de félin” Par Blandine Rinkel

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Comme tout le monde, mon désir conditionn­e mes lectures. Et celles qui me mobilisent le plus naissent d’une rencontre, instinctiv­e, que je crois n’appartenir qu’à moi. Par un ami, j’ai lu L’Homme sans qualités de Musil d’une traite, comme on déchiffre, en apnée, une lettre codée. Face à Proust, en revanche, je suis longtemps restée interdite, comme devant une villa trop riche, ample et convoitée. J’observais sa Recherche de loin, soirée bourgeoise dans laquelle tout le monde veut entrer.Trop de déférences.Trop de signalétiq­ues sociales.Trop de codes. À l’école, dans les journaux, partout, on me parlait d’Albertine avec des Majuscules À Chaque Mot – et je ne voyais pas quoi faire de ça. Comment rencontrer celui que tout le monde connaît? La réponse finit par arriver : par Beckett. C’est dans son Proust que j’ai enfin trouvé l’envie d’aller voir du côté de chez Swann. Et, en désordre et en secret, j’ai alors adoré – sans toutefois tout lire – ce que j’ai découvert de La Recherche. Parce que j’ai trouvé, dans ces pages, une des qualités que je tiens pour les plus sexys au monde : la patience. Chez Proust, plus que ses saillies sociales ou sa peinture de l’amour, c’est cette endurance qui m’irrigue. Cette persévéran­ce inouïe, face au souvenir, qui rend attentif aux mouvements les plus sinusoïdau­x de la vie. Ce courage face au temps, qui permet d’écrire, par le détail, comment notre coeur change. Oui, quand j’envisage Proust, aujourd’hui, plus qu’aux Guermantes ou qu’à Combray, c’est à cette patience de félin que je pense. Dans le jardin de la soirée mondaine, désormais, je le perçois qui rôde et nous observe. Proust, comme une panthère.

Dernier livre paru : Vers la violence (Fayard).

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