“Orageux et érotique” Par Jakuta Alikavazovic

J ’ai lu À la recherche du temps perdu à 18 ans. Un été, en Grèce. Sur une île. Je l’ai lu en édition de poche : c’est un été que j’ai passé pieds nus, je n’ai porté en tout et pour tout qu’un haut de maillot en vichy bleu et un short en jean que j’avais tailladé à la hâte. Dans la poche arrière je glissais mon tome en cours. C’était un été orageux et érotique. Je ne le savais pas alors, parce que c’était mon premier été d’adulte (mais en réalité j’étais tout sauf adulte à 18 ans) et je pensais que tous les étés seraient comme ça désormais. Mais non. Ça reste, dans l’histoire de mes saisons, un été particulièrement orageux, particulièrement érotique. Et ces deux qualités, je les associe à Proust. Il y avait de l’orage dans mon rapport à lui et il y avait de l’orage dans les rapports entre les personnages. Surtout, bien sûr, entre le narrateur et Albertine. J’entends parfois les gens exprimer des réserves sur

La Prisonnière et Albertine disparue, mais moi ce sont sans doute mes volumes préférés. À cause de cet été-là. Si je les avais lus ailleurs, autrement – qui sait.

Marcel Proust, ce n’est pas un écrivain que j’ai lu facilement. J’ai même eu une série de faux départs, avec lui, avant cet été-là, cette île-là et cet érotisme-là. J’ai appris à le lire. Au début, je n’y voyais rien, rien du tout, j’étais myope. Et peu à peu tout est apparu et son rythme et son phrasé me sont devenus aussi naturels que ma propre respiration. Je ne pouvais plus le lâcher.

Récemment je me suis demandé si je n’aurais pas dû, quand même, m’habiller pour le lire. Mettre des chaussures, au moins. Que penserait Proust des jeunes filles, des jeunes femmes, qui le lisent pieds nus ? Qui le lisent échevelées ? Et que penserait Proust des jeunes amants qui cachent les tomes de La Recherche, parce qu’ils sont jaloux ? Jaloux d’un livre ? C’était un vrai triangle amoureux, entre nous, cet été-là.

Dernier livre paru : Faites un voeu (Éditions de l’Olivier).