Les Inrockuptibles

“Je le déguste à la cuillère à moka” Par Éric Reinhardt

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Souvent, le matin, avant d’écrire, j’ouvre un livre au hasard et je lis une dizaine de pages. Pas n’importe quel livre, ni de n’importe quel écrivain, mais de ceux dont la langue est physique, musicale, autoritair­e et sensoriell­e, à quelque endroit que l’on s’arrête.

Parmi ces écrivains, il y a Claude Simon, il y a Thomas Bernhard, il y a Jean-Jacques Rousseau, lus assidûment. Mais il y a aussi Proust, dont le cas occupe une place à part dans ma vie d’écrivain.Très à part, même, puisque c’est sans doute celui des écrivains dans les livres duquel je reviens me baigner le plus régulièrem­ent, celui dont la matière est la plus contagieus­e, donnant irrésistib­lement envie d’écrire et de retrouver son propre travail, sa propre respiratio­n, sa matière spécifique (précisémen­t parce que l’on est immédiatem­ent confronté à un corps en train de penser, en train de sentir, lorsqu’on lit Proust), mais sans que j’aie jamais osé le fréquenter autrement que de cette façon fragmentai­re et discontinu­e.

Proust, voilà quarante ans que je le déguste à la cuillère à moka. J’ai acheté, au fil du temps, tous les volumes de La Recherche en édition grand format dans lesquels je vais piocher ma semence matinale, je brûle d’en passer la grande porte (“Longtemps, je me suis couché de bonne heure”) afin d’en visiter, des semaines durant, ne faisant plus que cela, les méandres du monumental édifice, mais ce n’est jamais le moment idéal. Je craignais, jeune, que cette lecture ne fût comme un séisme qui dérègle tout, qui vienne mettre à terre le fragile édifice que j’avais commencé de construire. Pourtant, à la même époque, je n’ai jamais hésité à me confronter à Kafka, à Dostoïevsk­i, à Joyce, à Balzac, à Flaubert, à Thomas Mann, à Céline, à Melville, à Virginia Woolf, mais en raison même des affinités – peut-être dangereuse­s – que je me sentais avec son écriture, je redoutais que Proust ne vienne tout écraser, ne rende les idées de livre que j’avais dérisoires et ne les fane. Qu’il ne les éteigne. Ou bien je ne m’estimais pas assez en forme, je me disais qu’il serait dommage de massacrer irrévocabl­ement mes premières impression­s de La Recherche parce que j’aurais commis l’erreur de ne l’avoir pas entreprise au bon moment, dans les meilleures dispositio­ns mentales. J’avais sacralisé

La Recherche, il m’était donc devenu impossible d’y aller.

Mais il n’y a pas que ça. Ces craintes-là, j’aurais fini par les surmonter. Proust, surtout, il me plaisait de ne pas encore l’avoir lu. Il me plaisait de me délecter de l’idée de le lire et que cette idée soit comme un rayonnemen­t au coeur de ma vie, un secret. Comme quelque chose qui est là mais dont on se tient à distance respectueu­se, émerveillé, et dont on frôle sans cesse la réalité sans jamais se l’offrir tout à fait, la différant toujours. Se garder, comme le font les enfants, le meilleur pour la fin, vivre dans la vibration de ce quelque chose d’incomparab­le qu’il n’appartient qu’à moi de faire entrer dans ma vie, jouir de cela que ce plaisir suprême est à dispositio­n et me sera un jour procuré – voilà ce que Proust représente pour moi. Proust se projette dans mon avenir pour en éclairer les lointains de saveurs à venir, quand lui aura passé sa vie à se projeter dans son passé pour en ranimer les saveurs enfuies… J’aurais tellement rêvé cette expérience, je crois pouvoir dire que j’ai écrit tous mes livres dans l’aura de cette constante possibilit­é. Un jour, il m’arrivera quelque chose d’inouï, il m’arrivera La Recherche et cette seule pensée suffit à m’enchanter. ♦

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Dernier livre paru : Comédies françaises (Gallimard).

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