Les Inrockuptibles

L’autrice de Saint-Cyr célèbre les codes du polar dans un drame hitchcocki­en intense et travaillé par la question des féminicide­s.

BOWLING SATURNE de Patricia Mazuy

- Murielle Joudet

À Caen, après la mort de leur père, Guillaume, flic, offre la gérance du bowling qu’il a reçu en héritage à son demi-frère Armand, qui finit par l’accepter. Ce dernier s’installe dans l’antre du défunt, ancien chasseur, aux murs chargés de trophées et d’armes. Armand récupère sa veste en python et fait tourner le bowling, à sa manière. Au même moment, la police locale fait face à une épidémie de meurtres : on déterre les corps nus de femmes massacrées – chaque jour un nouveau. Bras, jambes, visages, boucles d’oreille et cheveux sortis de terre, extirpés du horschamp. Il y a d’ailleurs, très belle, une rime visuelle dans Bowling Saturne : les personnage­s se regardent dans les yeux. Longtemps, jusqu’à ce que ça brûle : les hommes et les femmes qui se désirent, les hommes entre eux. C’est, semble-t-il, le programme de Patricia Mazuy, qui regarde à son tour le film noir dans les yeux : corps et codes du genre filmés au premier degré, avec pureté.

C’est la première incursion de cette cinéaste rare et précieuse dans le polar, mais la deuxième fois qu’elle filme le retour d’un frère maudit (Peaux de vaches, 1989). Mazuy n’a pas peur du cliché, elle n’essaie pas de l’atténuer, au contraire : elle le porte à incandesce­nce, n’en garde que sa vérité. Ce qui est beau ici, c’est cette manière très américaine de saisir à pleine main, sans ombre, les codes du genre : violence immémorial­e des hommes, poids du passé, fratrie ennemie, hérédité, masculinit­é malade, racine du mal (filmée littéralem­ent sur la tombe du père), tragédie baignée de lumière rouge – clin d’oeil à Party Girl de Nicholas Ray. D’un terreau hollywoodo­phile émerge un paysage de cinéma absolument français, une asphyxie bien de chez nous. Parlons du casting, qui est l’autre grande idée du film : Mazuy semble voir chez Arieh Worthalter (Guillaume) un digne successeur d’un acteur aimé, JeanFranço­is Stévenin – acteur populaire, loup doux, sans manières. Flic sans fioritures ni sommeil, qui avale des paquets de biscuits. La cinéaste trouve en son fils, le comédien Achille Reggiani (Armand), une fébrilité torve, moite, qui rappelle celle de Robert Walker, le criminel de L’Inconnu du Nord-Express d’Hitchcock – autre histoire de double, d’homosexual­ité refoulée (une lecture qui fonctionne ici).

Si les hommes sont ligotés au passé, les femmes sont au présent, vivantes : l’actriceY-Lan Lucas, qui joue une militante antispécis­te et dont la seule présence fait signe vers le western, ouvre l’horizon d’un film embourbé jusqu’au cou dans une glu provincial­e. Présence d’étoile filante de Leila Muse – flot de blondeur sacrifiée, offerte au film, victime lors d’une incroyable scène de féminicide, horribleme­nt belle, qui part de la drague pour arriver au meurtre et devant laquelle on pense, forcément, à Norman Bates (Psychose).

La cinéaste filme, comme Hitchcock, ce que c’est que de se débarasser d’un corps, mais aussi d’un personnage. La beauté sauvage du film ne se fait pas dans le dos de ce qui se passe : une femme est tuée. Car Bowling Saturne, ce serait peut-être ça : une histoire de femmes étouffée, mise sous terre par l’éternel spectacle de la violence des hommes.

Bowling Saturne de Patricia Mazuy, avec Arieh Worthalter, Achille Reggiani, Y-Lan Lucas (Fr., 2022, 1 h 54). En salle le 26 octobre.

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