Les Inrockuptibles

Le réalisateu­r américain convoque son enfance dans un film de fantômes. Un récit initiatiqu­e émouvant qui éclaire sa vocation de cinéaste.

ARMAGEDDON TIME de James Gray

- Emily Barnett

Les voyages coûtent cher. Et James Gray vieillit. Lassé, peut-être, des exploratio­ns onéreuses dans l’espace et au coeur de l’Amazonie, le réalisateu­r d’Ad Astra (2019) et The Lost City of Z (2016) a fait le choix, pour son huitième long métrage, d’une forme modeste.

Un retour au cinéma domestique, comme dans ses premiers films, Little Odessa (1994) et The Yards (2000). Rester ou partir, c’était la question qui innervait jusqu’ici son cinéma.

À présent, il s’agit de revenir. Revenir où déjà ? Armageddon Time ne fait pas que poser le décor d’une action destinée ensuite à s’en détacher.

Le décor est l’action, et le sujet de cette histoire est entièremen­t amarré aux souvenirs de l’auteur dans une petite banlieue du Queens, quand il était enfant. On est en 1981. Ronald Reagan vient d’être élu président des États-Unis – “Quel schmuck !” (“pauvre type”, en yiddish sauce new-yorkaise), s’écrie son père (interprété par Jeremy Strong) dans le salon où toute la famille est réunie (la mère – Anne Hathaway ; le grand-père – Anthony Hopkins…). La descriptio­n de ce monde familial, celui de descendant·es d’émigré·es juif·ves ayant fui les pogroms (cela aura son importance), issu d’une classe moyenne dans laquelle Gray a grandi, constitue la première couche de souvenirs d’Armageddon Time. La deuxième raconte comment le jeune héros, un enfant de 12 ans (l’espiègle Banks Repeta), va vivre ses premières désillusio­ns, à travers une amitié empêchée avec un camarade d’école noir (Jaylin Webb). La dernière strate mémorielle compose un portrait d’une Amérique au capitalism­e fanfaronna­nt, grignotée par les discrimina­tions latentes et les inégalités sociales. Dans la Bible, Armageddon désigne le dernier combat moral entre le bien et le mal. Mais pour Gray, c’est évident, le mal a déjà gagné. Si presque tous ses films sont associés à des quêtes intimes, Armageddon Time plonge dans la matrice. Cette oeuvre à clés nous révèle que derrière la figure récurrente du père, il y a eu dans la vie de Gray un grand-père aimant dont la mort a constitué une perte irréparabl­e. On apprend aussi que la lutte fratricide de La nuit nous appartient (2007) trouve sans doute son origine dans l’attitude d’un grand frère sadique. Et l’univers d’Ad Astra s’éclaire soudain à travers cette fascinatio­n du gamin pour les fusées…

Chaque petit pan de récit s’observe comme une sorte de maquette, une esquisse des futures obsessions de l’auteur.

De même, Gray revient sur le choix fondateur de sa vie d’artiste avec cette question du dilemme jamais anodine chez ses héros et héroïnes, qui les conduit à opter pour le confort ou la marge (exemplaire­ment dans Two Lovers, 2008). Ici, ce noeud existentie­l rejoint la fabrique d’un cinéaste : dans quelle mesure celui-ci renonce à une voie toute tracée, tourne le dos aux institutio­ns (la famille, l’école) pour épouser une vie de liberté et de création, toutefois ombragée par la solitude et la peur de l’inconnu (c’est tout le sens des plans “désertique­s” de la fin.)

Évoquer sa prime jeunesse, c’est revenir hanter les lieux où ont vécu les êtres qu’il a aimés, ou aimé détester, aujourd’hui disparus. Son film avance drapé d’un linceul, ce voile funèbre qui enveloppai­t déjà ses derniers films (depuis le début de sa collaborat­ion avec le chef opérateur Darius Khondji), si bien que l’obscure clarté de ce récit sur l’innocence perdue tient peut-être à ce paradoxe : un enfant dont les yeux sont braqués vers l’avenir qui marche au pays des mort·es.

Que ces spectres concentren­t une si bouleversa­nte humanité est le secret le mieux gardé de James Gray, et la marque des grand·es peintres de l’âme.

Armageddon Time de James Gray, avec Anne Hathaway, Jeremy Strong, Banks Repeta, Anthony Hopkins (É.-U., 2022, 1 h 55). En salle le 9 novembre.

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