Les Inrockuptibles

HARKA de Lotfy Nathan

La révolution, et après ? Le portrait puissant d’une jeunesse tunisienne désenchant­ée.

- Marilou Duponchel

Harka signifie “brûler” en tunisien. En argot, le mot désigne aussi la traversée de la Méditerran­ée par un·e migrant·e. Le premier long métrage de fiction de Lotfy Nathan a quelque chose du film pyromane, celui qui allume, sans se faire prendre, des petits brasiers avant de laisser l’incendie tout dévorer. Le film est relié à son époque, à l’après-révolution tunisienne des années 2010. À la télévision, les manifestat­ions agitent toujours le pays, dehors les jeunes partent en bateau. L’un des enjeux de Harka, film organique qui s’éprouve plus qu’il ne se lit, semble être de donner corps et vie à ce vaste mot de “révolution”. Lotfy Nathan le fait en choisissan­t un corps en mouvement constant, celui d’Adam Bessa, hallucinan­t, sorte de résurrecti­on du Grégoire Colin de Beau Travail de Claire Denis, les mêmes yeux mangés par un noir épais qui empêche de lire les pensées.

Ali revient après de longues années d’absence, il nous arrive au début du film avec un vécu, une histoire dont nous sommes privé·es. Le père est mort, et le voilà chargé de veiller sur ses deux soeurs avec lesquelles il cohabite dans la maison familiale menacée de leur être retirée pour cause de créances impayées. Ali, l’homme qui revient, marche dans les rues, vend sous un soleil de plomb un peu d’essence, refile quelques billets à des flics ripous et dort le soir dehors, à même le sol. Son intranquil­lité est la seule manière de maintenir la machine rotative du quotidien en survie, sa révolution mécanique. S’arrêter, ce serait mourir. Alors Harka, comme son personnage, avance avec obstinatio­n, tête brûlée comme Travis Bickle dans Taxi Driver. Quand le soupçon de la folie pointe son nez, c’est tout le monde sauf Ali qui paraît fou. À mi-chemin entre le conte et le thriller, Harka est aussi un film qui s’écoute par la voix d’une petite soeur, invoquant l’ombre de son frère. Film souvenir, film portrait, film fantôme ou brûlot politique, Harka est une météorite traversée d’une élégie rugueuse, du lyrisme désenchant­é des condamné·es.

Harka de Lotfy Nathan, avec Adam Bessa,

Salima Maatoug (Fr., Lux., Tun., Bel., 2022, 1 h 27). En salle le 2 novembre.

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