Les Inrockuptibles

LANGAGES DE VÉRITÉ – ESSAIS 2003-2020

Du pouvoir des histoires au courage de la vérité, Salman Rushdie a rassemblé ses articles en recueil pour rendre hommage à la littératur­e et à ceux et celles qui la font.

- de Salman Rushdie ♦ Nelly Kaprièlian

Salman Rushdie était étudiant à Cambridge quand il a entendu parler de l’histoire qui allait changer sa vie. Son professeur venait d’aborder un moment de l’histoire des débuts de l’islam : l’incident des “Versets sataniques”, “[…] un épisode bien documenté au cours duquel il devait apparaître que la religion avait d’abord envisagé l’idée de reconnaîtr­e trois déesses ailées populaires à la Mecque avant de les rejeter, l’histoire d’un prophète tenté par le compromis qui me semblait faire écho aux récits de tentations de prophètes qu’on peut trouver dans les livres. La première fois que j’ai entendu cette histoire, je me suis dit, comme le romancier en herbe que j’espérais être :‘Bonne histoire’. C’était en 1968. Vingt ans plus tard, avec la publicatio­n des Versets sataniques, je découvris à quel point l’histoire était bonne.”

Le pouvoir des histoires sur nos vies, nos corps, sur les autres, Rushdie en a fait l’expérience intime. Cette histoire a en effet changé le cours de la vie du jeune homme de Cambridge qui voulait être écrivain : elle l’a rendu mondialeme­nt célèbre, mais l’a condamné aux menaces de mort, à la clandestin­ité, à être grièvement blessé au couteau récemment – aujourd’hui encore, alors que l’on écrit, Rushdie est toujours hospitalis­é, deux mois après l’attaque terroriste dont il a été victime en août. Les histoires, pour lui, sont des Langages de vérité – c’est pourquoi elles ont un effet, même néfaste, sur le réel, et c’est pourquoi il a choisi ce titre pour le recueil de ses essais et articles (de 2003 à 2020) qui sort aujourd’hui.

Dans le premier texte, consacré aux “contes fantastiqu­es”, l’écrivain incarne d’ailleurs le pouvoir de métamorpho­se des histoires sur les êtres à travers une analyse du personnage de Shéhérazad­e et du pouvoir qu’ont ses mots sur l’autre, au point de changer deux frères sanguinair­es en bons garçons. On apprend dans ce recueil, souvent autobiogra­phique, que si Rushdie est certes imprégné des mythes indiens et orientaux (il est né en Inde et a grandi à Bombay), c’est dans la librairie anglaise de Bombay que, enfant, il a découvert Alice au pays des merveilles et a plongé dans le merveilleu­x anglais. Les histoires, seules, ne comptent que si elles passent par le prisme de l’écrivain·e. Shakespear­e, Philip Roth, Samuel Beckett, Nabokov sont, entre autres, convoqués dans ces pages. Il faut lire sa rencontre à Londres, alors qu’il a 30 ans, avec la grande Eudora Welty, 62 ans, qui, souveraine, le remet à sa place de façon très drôle lorsqu’il ose la comparer à Faulkner.

Dans “Vérité” et “Courage” (les deux vont souvent ensemble), Rushdie dénonce le renverseme­nt de la vérité auquel on assiste, donc de la morale, à mesure que le populisme triomphe, quand ce sont les dissident·es, ceux et celles qui luttent pour la liberté d’expression

(Ai Weiwei, les Pussy Riot, etc.), qui finissent par être vu·es par la majorité comme des fauteurs et fauteuses de troubles. Si l’on s’étonne un peu de voir le “courage” de Nicolas Sarkozy salué dans le même chapitre, ce texte reste ce qui épingle le mieux la confusion de notre époque et, pire, son goût pour la haine et les boucs émissaires.

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 ?? ?? Langages de vérité – Essais 2003-2020 de Salman Rushdie (Actes Sud), traduit de l’anglais par Gérard
Meudal, 400 p., 25 €. En librairie le 2 novembre.
Langages de vérité – Essais 2003-2020 de Salman Rushdie (Actes Sud), traduit de l’anglais par Gérard Meudal, 400 p., 25 €. En librairie le 2 novembre.

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