ET SI LES BEATLES N’ÉTAIENT PAS NÉS ?
À rebours de l’adoration des chefs-d’oeuvre, l’essayiste s’amuse à réhabiliter des auteurs et autrices éclipsé·es, et honore l’idée d’une littérature attentive aux mondes parallèles.
Adepte d’un genre hybride, la “fiction théorique”, qui, entre rigueur analytique et fantaisie poétique, redistribue les cartes de l’histoire littéraire, Pierre Bayard invite depuis des années les sciences humaines à croire aux univers parallèles. Dans Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, il esquisse le modèle d’une “véritable critique quantique” en littérature, dont la physique nucléaire serait une sorte de matrice méthodologique. Une critique qui viserait tout simplement à “réhabiliter les auteurs et les oeuvres qui, éclipsées par les chefs-d’oeuvre, n’ont pas disposé d’un plein accès au canon”, et à montrer comment, dans des mondes alternatifs, leur accueil aurait été différent.
Car, remarque Bayard, “on n’arrête pas d’encenser les chefs-d’oeuvre, sans prendre la mesure des dégâts qu’ils provoquent”. Ainsi l’on jette dans l’ombre de nombreuses oeuvres qui “auraient pu tout à fait, dans d’autres circonstances, connaître un succès comparable”. Sans l’ombre de
Shakespeare, le dramaturge rival Ben Jonson aurait pu imposer ses tragédies ; sans la naissance des Beatles, les Kinks auraient pu dominer la pop mondiale ; sans Rodin, les canons de la sculpture auraient pu s’ajuster à la finesse de Camille Claudel ; sans les textes de Freud, la théorie de la dissociation psychique de Pierre Janet aurait pu transformer le champ de la psychanalyse…
Dans un monde dit alternatif, plus accueillant et attentif, des oeuvres dites mineures auraient pu accéder à la renommée. C’est cette renommée empêchée que Bayard honore à sa manière, par le biais d’un récit renversant à double titre, visant à réhabiliter, à défaut des oeuvres elles-mêmes, le principe de leur grandeur potentielle. Construit sur une succession d’études de cas (Kafka, Proust, Marx, Beauvoir…), son livre est ainsi traversé, comme la marque des fantômes qui le hantent, par des mots comme “éclipse, biais réceptifs, point de bifurcation, reconfiguration, oeuvre empêchée, paradigme de lecture”.
Fidèle à sa méthode d’écriture, proche de la farce étayée par la connaissance savante, Bayard cherche à déjouer nos conventions de lecture et à troubler nos certitudes avec l’usage répété du “et si” ; une formule qui permet de pousser la théorie de l’art, trop perméable à l’idée fixe qu’elle se fait des grand·es auteur·trices, vers une imagination qui lui manque trop souvent. Pour Bayard, on refait le monde avec des “et si”, en apprenant à se défaire de ses propres normes de perception.
À travers ses hypothèses, qui sont moins des élucubrations que des possibilités avortées, Bayard bouscule le modèle d’interprétation admis de l’histoire de la création pour nous inviter à déplacer nos repères, à prendre la mesure de la rigidité de leur cadre et à nous en extraire, pour devenir des lecteur·trices et spectateur·trices émancipé·es de nos propres habitudes. Et si Bayard n’était pas né, les paradigmes de lecture continueraient à tourner en rond. Cela aurait été triste pour celles et ceux qui chérissent la part la plus ludique, spéculative et créative de l’esprit humain.
Et si les Beatles n’étaient pas nés ? de Pierre Bayard (Les Éditions de Minuit), 192 p., 17 €. En librairie.