Les Inrockuptibles

FAIRE-PART DE BAPTÊME OU ACTE DE DÉCÈS?

En 2002, Christophe Conte publiait dans Les Inrocks la critique du premier album “mal peigné mais attachant” des Libertines, qui déboulaien­t sur la scène rock britanniqu­e.

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On pourra reprocher beaucoup de choses aux Libertines, mais sûrement pas d’avoir omis d’annoncer clairement la couleur. Avec What a Waster, premier single laconique et abrasif (trois titres, sept minutes, le bon timing punk), ils sont parvenus à taper dans l’oeil des médias tout en pénétrant avec fracas dans celui du cyclone, entraînés à 200 à l’heure dans une spirale qui n’a pas cessé depuis de s’emballer. On a connu des trajectoir­es qui, entamées par le même genre d’incipit, ne sont jamais devenues des carrières mais ont immédiatem­ent tourné champ de ruines. […] Leur récente tournée anglaise fut relatée dans les gazettes comme l’une des plus grandes parties de débauche enregistré­es depuis les Happy Mondays, les deux meneurs du groupe ayant, selon la rumeur, claqué pas moins de 10 000 livres en boissons, drogues et gâteries diverses, priant au passage leur tour manager de déguerpir en raison de ses manières trop strictes.

Carl Barât et Pete Doherty, tous deux songwriter­s, guitariste­s et chanteurs, appartienn­ent à cette grande lignée anglaise des leadership­s à deux têtes (brûlées) et, même si le lien du sang leur fait défaut, ils rappellent assez précisémen­t certaines fratries explosives, des Davies aux Gallagher. Ils se sont connus à Liverpool, où chacun était en transit, au cours de l’année 1997. Pete vit Carl sur scène avec un groupe local, The Riot, médiocre selon l’avis des deux protagonis­tes, et l’approcha illico pour l’inviter à laisser tomber son groupe et à le suivre : “Nous sommes devenus amis mais il n’était pas encore question de musique. On cherchait juste un bon moyen de se faire du fric rapidement. On a pensé se mettre à la colle avec une vieille rentière, mais comme on n’a rien trouvé dans le genre, on a monté un groupe.” Installés dans le nord de Londres, ils recrutent un bassiste, John Hassall, et débauchent un batteur de session, Gary Powell, qui tourne alors avec le plus gros ringard du reggae, Eddy Grant.

Moins de cinq ans plus tard, leur premier single tout juste sorti des presses, les Libertines décrochent la (l)une du NME et se voient affublés d’un ordre de mission quasi guerrier : incarner “la réponse britanniqu­e aux Strokes”. L’Union Jack est de sortie, l’éternelle rivalité Londres/NewYork une fois de plus rallumée. Observé à distance, tout cela apparaît un peu misérable, d’autant que les Libertines n’ont pas grand-chose en commun avec les Strokes, hormis quelques similitude­s morphologi­ques – le visage mafflu de Pete rappelant vaguement celui de Julian Casablanca­s. Ils n’ont pas fréquenté les écoles suisses, ne parlent pas six langues (à peine un anglais hachuré dont une syllabe sur deux reste collée au palais) et leurs chansons ont l’air de sortir plus volontiers d’une cave miteuse que d’un observatoi­re des tendances. Enfin, aucune fixette Velvet chez eux, hormis dans l’avant-bras.

Musicaleme­nt, les Libertines sont un bon condensé express de quelques grandes fiertés anglaises des quarante dernières années. À l’écoute d’Up the Bracket, leur premier album, un quarté d’influences occupe l’esprit sans qu’on cherche nécessaire­ment à l’oublier : les Kinks, les Clash, les Jam et les Smiths, soit quatre des points cardinaux les plus emblématiq­ues de leurs époques respective­s. Carl et Pete acceptent volontiers les noms qu’on leur jette en pâture, mais répliquent par un carré d’as moins attendu : Jackie Wilson, les Doors, Billie Holiday, Django Reinhardt.Tout en imitant en choeur la guitare manouche, les deux farceurs rêvent à haute voix les Libertines comme une rencontre fusionnell­e entre “Django et les Stooges”.

En attendant, leur album vite usiné en deux semaines dans les conditions du live ressemble à un brouillon enthousias­mant de chefs-d’oeuvre qui restent à écrire. Mais un single comme Up the Bracket, avec son irrésistib­le mélodie à étages, ou encore le survitamin­é Horror Show et le très smithsien Time for Heroes sonnent déjà comme des classiques, ici et maintenant.

Si les Libertines s’étaient montrés moins branleurs pendant la confection d’Up the Bracket, les petites faiblesses de l’album auraient été exfoliées à l’enregistre­ment. Seulement, le groupe ne supporte pas l’idée qu’une autorité extérieure vienne peser sur ses décisions. […] Pour s’être justement montré trop dirigiste, Bernard Butler, producteur à contre-emploi du premier single, n’a pas été convié sur l’album. C’est Mick Jones, vétéran du Vietnam punk (Clash) et pionnier des électrocho­cs (B.A.D.), ami proche de Geoff Travis, le patron de Rough Trade, qui a été chargé de la surveillan­ce des ouailles sur Up the Bracket – producteur serait un grand mot, pour un disque aussi peu produit. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont appris de l’oncle Jones, Carl et Pete ne trahissent pas d’un iota leur réputation grandissan­te : “Il roule des joints comme personne, un véritable artiste.”

→ GARDER LA FOI

Les chansons ont-elles sauvé les Libertines? Frédéric Lo, fan du premier album solo de Doherty et de Stephen Street (qui l’avait produit) plus que des Libertines, et qui a lui-même mis en boîte le beau The Fantasy Life of Poetry & Crime (2022) avec le pote Peter, se souvient l’avoir vu pleurer à l’écoute d’Inutile et hors d’usage, la chanson de Daniel Darc qui deviendra, reprise par l’Anglais, Without Use & All Used Up : “Cette histoire de coquillage sur la plage, ça lui parlait. Il s’identifiai­t”, nous confie-t-il au téléphone. La musique a ce pouvoir de vous tirer les larmes que vous pensiez ne plus avoir en stock. “Aujourd’hui, on a tous des familles et le groupe est dispersé entre trois différents foutus pays. Si on ne croyait pas en nos chansons, on ne pourrait pas y arriver, mec. Fuck it,

on ne fait pas ça pour le blé, ça, je peux te le garantir. La billetteri­e nous rapporte moins que l’argent qu’on met dans le tourbus.

Si on ne croyait pas en nous et en nos chansons, tout ça ne serait pas viable”, poursuit Peter. “Ces chansons méritent qu’on tourne pour elles”, ajoute Carl. “Ouais, martèle Peter. Les chansons sont le centre de tout.”

Ont-ils perdu la foi à un moment, dans les vertiges de l’ascension du groupe, de son explosion en plein vol ou de sa résurrecti­on? Carl évoque alors les années durant lesquelles il a souffert de dépression. “On dirait que je vais encore parler de cette foutue dépression”, lâche-t-il. Peter lui met la main sur l’épaule pour l’assurer de son indéfectib­le fraternité. “Je perds la foi régulièrem­ent, ça fait partie de la condition humaine. Surtout si tu as ma condition humaine, se lance Carl. Mais quand je suis avec les mecs, qu’on est ensemble et que les chansons se présentent à nous et qu’elles sont parfaites, je parviens à vivre le moment présent et à me détendre. Finalement, c’est moi qui suis dans ces chansons.” Peter : “Les trucs les plus sombres qu’on a pu dire ou faire se retrouvent dans les chansons, de toute façon. Ce qui, quand tu y penses, peut être une tactique délibérée pour s’en sortir. C’est moins le cas maintenant, mais quand je faisais mes trucs en solo, j’avais l’impression qu’il fallait que j’écrive des chansons de détresse, de distorsion et de mort cérébrale, parce que je savais qu’une fois sur scène je ressentira­is vraiment tous ces sentiments, ce qui rendait les choses plus faciles parce que, alors, je n’avais pas besoin de jouer un rôle. Comme si j’allais devoir quitter la scène si je ne croyais pas en ces mots. Mais finalement, j’ai mis tellement de mon âme en elles que même s’il m’arrive de devoir chanter quelque chose que je ne ressens pas sur le moment, je trouve la force nécessaire pour continuer jusqu’au prochain couplet. Et peut-être qu’il y a quelqu’un dans la foule pour qui ça compte à cet instant et qui a besoin d’entendre ces mots.”

Il est tard à Londres, l’heure de plier bagage. Les Libertines doivent grimper dans leur tourbus si onéreux et foncer à Stockton pour le premier concert de la tournée UK, avant de débarquer en Europe. Les derniers mots reviennent à Adam Green : “La façon dont Carl et Pete écrivent des chansons ensemble est si idiosyncra­sique et personnell­e que leur approche est presque vaudeville­sque. Les Libertines ne sont pas sans rappeler les Pogues pour notre génération. Leur univers devrait être inscrit au patrimoine culturel immatériel de la Grande-Bretagne par l’Unesco. J’ai l’impression que les gens sont attirés par eux parce qu’ils portent un artefact de l’âme anglaise dans leur musique.” Pas mieux.

All Quiet on the Eastern Esplanade (Virgin Records/ Universal). Sortie le 29 mars. En concert aux Inrocks Festival, Le Bikini, Toulouse, le 27 février ; Centquatre­Paris, le 29 ; L’Aéronef, Lille, le 2 mars.

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