Les Inrockuptibles

THE SWEET EAST de Sean Price Williams

Lillian, ado fugueuse, se balade dans les marges de la culture américaine. Une fable picaresque et désabusée portée par son héroïne irrésistib­le.

- Arnaud Hallet

Dans un bar bleu électrique aux néons clignotant­s, la jeune lycéenne Lillian (diaphane et enchantere­sse Talia Ryder) s’enfonce nonchalamm­ent, jusqu’à atteindre le grand miroir des chiottes. Elle entame alors une chanson, tendre mélodie qu’elle s’adresse à elle-même, dans un très gros plan sur son visage dédoublé par son reflet, qui sollicite notre complicité via des regards caméra baladeurs. C’est une jeunesse qui se contemple, plus belle que jamais, et nous livre ses pensées sauvages. La mélopée est brusquemen­t interrompu­e par des coups de feu : un terroriste ado geek s’est mis en tête de débusquer le patron du bar qui serait un “pédo-pizzaïolo” (le film n’est pas avare en clins d’oeil et références à l’actualité, comme ici à la théorie conspirati­onniste du Pizzagate qui, en 2016, soupçonnai­t l’entourage politique d’Hillary Clinton de trafic d’enfants).Voilà comment s’ouvre et à quoi ressemble The Sweet East.

En progressan­t ainsi via des ruptures successive­s et sèches, le film est une variation autour du road movie, conte à tiroirs où chaque fantaisie s’évanouit dans la suivante sans crier gare, soumis à la seule volonté d’une innocence farouche.Toute irruption est accueillie avec une joyeuse promesse : celle d’un monde nouveau qui prend vie en deux temps trois mouvements. De vignette en vignette, une ligne claire se dégage et demande : comment traverser les mondes ? Chercher ce qui les définit et leur donne vie mais, de façon tout aussi cruciale, ce qui les relie et les connecte. Traverser un monde, c’est-à-dire l’explorer pour mieux l’épuiser, trouer sa surface pour en gagner un nouveau. Aussitôt né, aussitôt mort.

La première passerelle est explicitem­ent carrollien­ne : une porte dérobée derrière le miroir des toilettes du bar donne sur la ville, débouche sur le monde du film, “the Sweet East”. À l’oeuvre derrière cette fable du franchisse­ment, Sean Price Williams, chef opérateur d’Alex Ross Perry ou des frères Safdie, dont c’est le premier long métrage. Si le film convoque ainsi tout un imaginaire du cinéma US indé et fauché, il en tire parti via un mantra : “Tout finira par arriver.” Une croyance sans relâche dans des fictions tour à tour absurdes, horrifique­s ou vaudeville­sques qui forment une odyssée parmi les figures d’une Amérique désabusée : un suprémacis­te blanc dans son salon cosy, des islamistes champêtres et mélomanes en passant par des cinéastes woke ou encore des néo-punks qui soliloquen­t.

Balade hautement picaresque, ces Aventures de Huckleberr­y Finn hallucinée­s déploient quelque chose de profondéme­nt irréconcil­iable entre les portraits amoncelés qui traversent le film sans jamais se pérenniser. Pour les lier, il y a cette héroïne captivante dont on cherche sans cesse à capturer le magnétisme, et qui nous adressera un dernier coup d’oeil. Difficile de ne pas penser à Jean-Pierre Léaud sur la plage des 400 Coups qui entamait lui aussi une fugue. Ici, le furtif regard caméra ne se fige pas mais nous traverse comme un flash, avant que le personnage ne sorte du champ. Aussitôt né, aussitôt mort.

The Sweet East de Sean Price Williams, avec Talia Ryder, Simon Rex, Earl Cave (É.-U., 2023, 1 h 44). En salle le 13 mars.

Retrouvez notre portrait de Sean Price Williams p.18.

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