Les Inrockuptibles

ESPÈCES DANGEREUSE­S de Sergueï Shikalov

Attention, révélation : le premier texte d’un jeune auteur russe installé en France sur la vie des homosexuel­s en Russie. Une voix à retenir, entre Guillaume Dustan et Bret Easton Ellis.

- Nelly Kaprièlian

Sergueï Shikalov a 37 ans, il est russe, vit en France depuis 2016, et c’est dans sa langue d’adoption qu’il a choisi d’écrire son premier livre. Pour dire, de la façon la plus directe qui soit, la réalité d’avoir été un jeune gay dans la Russie d’Eltsine, de Poutine, de Medvedev. D’avoir dû se cacher, d’avoir eu peur du tabassage, du viol ou du meurtre commis par de jeunes néonazis ou des types protégés par le régime, ou seulement de voir sa famille montrée du doigt. Très vite, il explique ce choix :

“Raconter son passé dans une langue étrangère est l’une des meilleures façons de maîtriser le sentiment de honte, il paraît. Une honte irrationne­lle et totalement injuste que la société mère injecte dans ses enfants et qui leur colle au corps jusqu’au dernier jour de leur vie. Découvrir son vrai visage et nommer ses douleurs via des constructi­ons syntaxique­s inconcevab­les pour ses parents.”

Enfin vient la question du sujet : qui parle ? Dire “je” et n’être que soi, ou “nous” et représente­r un groupe ? Shikalov opte pour le “on” : “Enfin, le ‘on’ est une formule sûre pour minimiser l’emprise de la censure personnell­e. Liberté de dire tout ou presque tout.” Shikalov écrit en courts paragraphe­s qui commencent donc par un “on” parfois très intime, parfois très collectif. On se dit qu’il a dû lire Guillaume Dustan et Bret Easton Ellis, aimer leur goût pour une prétendue neutralité, poussée chez Ellis jusqu’à une forme de dépersonna­lisation, une confusion de soi avec les objets de consommati­on, les fringues, l’apparence. Ceux-ci prennent une autre importance dans la Russie post-soviétique. Blouson Zara, short à fleurs, soins esthétique­s sur une bande-son signée Mylène Farmer deviennent les indices d’une résistance clandestin­e, les signes d’affirmatio­n d’une identité douloureus­ement bafouée. On se dit aussi que Sergueï Shikalov, vaguement plus âgé qu’Édouard Louis qui publie chez le même éditeur, a dû lire En finir avec Eddy Bellegueul­e pour ne pas avoir peur de semer dans son texte des touches d’émotion, faisant affleurer l’amour, la joie, la peur et la souffrance à la surface de ce “on” traversé par l’histoire de son pays.

Car Espèces dangereuse­s est un texte fort qui restitue près de trente ans de société russe vue par le prisme du sort réservé aux homosexuel­s, un baromètre de la liberté autorisée dans un pays qui se dit “émancipé”. À la fin des années 1990, devoir se cacher, craindre de se faire tuer ou violer ; au début des années 2000, l’“occidental­isation” du pays, où “on” pourra enfin ne plus avoir honte, puis les études aux États-Unis, la découverte de la vraie liberté amoureuse. Et, dès 2009, le retour du traditiona­lisme à travers l’amalgame entre homosexual­ité et pédophilie – cette vieille rengaine –, pour mieux diaboliser les gays. Espèces dangereuse­s impose enfin une nouvelle voix, un mélange de plusieurs influences que Shikalov transcende en un style qui n’est que le sien.

Espèces dangereuse­s de Sergueï Shikalov (Seuil/“Cadre rouge”), 224 p., 19 €. En librairie le 1er mars.

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