Les Inrockuptibles

MANUEL RABATJOIE FÉMINISTE de Sara Ahmed

Un essai cinglant contre le cliché de la féministe vue comme une “rabat-joie”.

- Jean-Marie Durand

Casser l’ambiance, refuser de laisser passer la remarque machiste du voisin ou de la voisine, et s’entendre dire, “Haut les coeurs, chérie, ça va bien se passer” : l’histoire sociale est pleine de ces tensions où la colère exprimée contre des paroles sexistes suscite en retour le mépris courroucé des représenta­nt·es d’un monde patriarcal tenant à sa tranquilli­té pulsionnel­le. Celle qui vient gâcher la fête a un nom : “la rabat-joie”. Selon la philosophe anglo-australien­ne Sara Ahmed, figure centrale des études queer, se mettre en travers du bonheur des autres définit un acte structuran­t de l’histoire du féminisme. “Je suis devenue une rabat-joie féministe. Et j’écris ce livre en tant que telle”, suggère-t-elle dans sa réflexion cinglante visant à donner une voix à cette figure offensée. “En nous nommant rabat-joie féministes, nous ne nous engageons pas seulement dans la tâche de ‘rabattre’ la joie : nous récupérons une histoire féministe”, rappelle-t-elle. Car la rabat-joie féministe “est” une histoire et “a” une histoire. Dès 1972, le NewYork Times opposait les rabat-joie féministes aux pom-pom girls : “À Madison Square Garden hier, les hourras et les pompons se sont bien vite vus remplacés par la brigade des Gloria Steinem, Germaine Greer et autres rabat-joie du mouvement de libération des femmes.”

Questionna­nt la réputation de ces femmes jugées trop susceptibl­es, Sara Ahmed les décrit comme “des étrangères affectives”, “rendues étrangères par le fait de ne pas être affectées de la même manière que les autres”. Parce qu’elles refusent de passer les formes de violence sexiste sous silence, elles avouent ne pas satisfaire à n’importe quelle condition pour être avec les autres. Nourrie des écrits d’Angela Davis, Audre Lorde, Gloria Anzaldúa, Judith Butler, Roxane Gay, Reni Eddo-Lodge ou bell hooks, elle invite à partager les multiples histoires de rabat-joie féministes pour intensifie­r le présent des luttes. À la mesure de l’abattement de celles et ceux qu’elle vise, la joie que la lecture de son manuel procure n’a pas d’autre dessein que la volonté de rendre l’espace social plus juste, n’en déplaise à celles et ceux dont on ferme le clapet.

Manuel rabat-joie féministe de Sara Ahmed (La Découverte/“Cahiers libres”), traduit de l’anglais par Emma Bigé et Mabeuko Oberty, 352 p., 22 €. En librairie le 7 mars.

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