DEUX MILLE VINGT TROIS de Maguy Marin
La nouvelle pièce de la chorégraphe, portée par une jeune équipe au plateau, sonde une société où les boussoles semblent avoir perdu le nord.
Lucide? Honnête? Maguy Marin, chorégraphe majeure de notre époque, l’est plus que tout. S’attaquant à la société de consommation avec Deux Mille Dix Sept, elle avait déconcerté – au mieux –, déçu aussi. “Comment être claire sans sombrer dans le didactique ? Cet écueil, je ne suis pas certaine de l’avoir évité”, avouera-t-elle, avec le recul. Rares sont les artistes à se livrer à cet exercice d’introspection.
Elle revient avec une nouvelle pièce, Deux Mille Vingt Trois, dont le titre semble faire écho à ses préoccupations d’hier comme à celles d’aujourd’hui. Mais en changeant la focale, en questionnant notre fascination pour les images, en scrutant la manipulation à l’oeuvre ; et avec les moyens du théâtre en mouvement. Face à la salle, un mur de noms se dresse, des magnats de toutes sortes – essentiellement des hommes – qu’une rage sourde va abattre dans un geste scénographique rappelant le Palermo Palermo de Pina Bausch. Une ronde plus tard, Deux MilleVingt Trois va déployer son dispositif à l’évidente simplicité. À l’avant-scène, un “lecteur” énonce un certain état du monde, le nôtre, comme un flux de nouvelles faisant se télescoper le passé et le présent. Le discours est à sens unique pour dire les violences des États, l’intoxication à l’oeuvre, les fake news et la stupeur.
Maguy Marin se demande si elle doit créer des pièces en dehors de cette réalité ou, au contraire, s’en faire l’écho. La pièce prend parfois l’allure d’un cours magistral, avec des raccourcis saisissants : on pense au terme “ensauvagement” cher aux politiques d’extrême droite, relié au “sauvage” de la propagande coloniale. Ou ce portrait d’Edward Bernays, neveu de Freud et chantre de la manipulation en tout genre.
Le principe pourra en rebuter plus d’un·e. Néanmoins, par cette accumulation de récits, la création assume un rôle pas si éloigné de celui des lanceur·ses d’alerte. Deux MilleVingt Trois est seulement éclairé d’un geste chorégraphique continu, un interprète comme échappé d’un rituel du théâtre nô japonais. À une nuance près – son éventail est fait de faux billets, sa coiffe de planètes ou d’avions miniatures.
Il faut dès lors accepter cette non-danse, au risque de ne pas y trouver son compte.
Maguy Marin a quand même choisi l’espoir comme postlude à ce spectacle, laissant Kaïs Chouibi interpréter en arabe une version de L’Estaca (“le pieu”) du chanteur catalan Lluís Llach. Composé en 1968, alors que l’Espagne vit sous le joug du dictateur Franco, cet hymne à la liberté résonne encore de nos jours. Des fleurs au sol, une guirlande de lumières au mur, Deux Mille Vingt Trois n’a pas la prétention de refaire le monde, juste de mêler sa voix au grondement de la Terre.
Deux Mille Vingt Trois, conception Maguy Marin, avec Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Chandra Grangean, Lisa Martinez… Au Théâtre des Abbesses, Paris, du 5 au 9 mars ; à l’Olympia, Tours, les 13 et 14 mars ; à la Comédie de Saint-Étienne, du 19 au 21 mars ; au Gymnase, Roubaix, le 9 avril.