Les Inrockuptibles

Extrait de Taxi-Girl, 1978-1981 de Mirwais

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Concert Grand Studio RTL Jean-Bernard Hebey. Plusieurs groupes jouèrent dans le studio à la déco total seventies de la rue Bayard. Stinky Toys, Modern Guy, Suicide Roméo, Artefact. Nous y avons joué deux fois. Une première fois avant Mannequin et une seconde fois après. Il y eut aussi une troisième diffusion d’un de nos concerts sur Poste restante, l’émission fut enregistré­e au Palace cette fois-là. Je ne sais plus à quelle occasion. Mais je me rappelle cet ami de Laurent, un saxophonis­te, un gars un peu étrange. Un mélange rock et hippie. Lui aussi comme Legoste portait des Ray-Ban aviateur et un gilet de cuir sans manches sur un tee-shirt noir. Laurent nous proposa de le faire jouer sur le dernier morceau.

“Mais pourquoi pas ?” Le gars bizarro s’était posté à l’arrière de la scène juste derrière notre clavier, prêt à intervenir sur l’ultime titre. Je ne portais plus attention à lui car j’avais du mal à m’entendre dans les retours et je me concentrai­s sur mon jeu. Je me souviens vaguement de l’avoir entraperçu à côté de Laurent à la fin de notre représenta­tion. Mais je n’avais pas pu discerner ce qu’il jouait. Une semaine passa, et avec Stéphane nous nous réunîmes pour écouter notre performanc­e. Et là ! Le bad ! Sur les trois titres diffusés par la radio on pouvait entendre un saxophonis­te dément qui improvisai­t n’importe comment du début à la fin des chansons. L’espèce de dingue chevelu aux Ray-Ban noires amené par Laurent avait joué une pseudo-bouillie free jazz à toute allure et ne s’était pas contenté de “performer” sur le dernier titre comme nous le lui avions demandé. Il avait joué sur tous les titres et je ne l’avais pas entendu ! C’était horrible, il ne savait pas se servir de son instrument et un son abominable s’en échappait. Un très long couac métallique qui passait au-dessus de notre musique et la massacrait. Les mabouls comme lui, il en existait des tonnes à la fin des seventies. C’était avant YouTube et les tutoriels qui apprennent aux musiciens à vraiment jouer.Tous ces gars étaient lâchés dans la nature et croyaient savoir jouer. J’imagine que ce fut la seule fois de sa vie que le son de son saxo se fit entendre sur une radio. Pas de chance pour Taxi-Girl ! C’était une apocalypse sonore diffusée sur la chaîne-entité commercial­e Luxembourg-offshore des beaux jours du patriarcat.

[…]

Daniel n’en manquait pas, de vision féminine, puisqu’il a fini par signer “Viviane Vog” sur les disques de TaxiGirl. Je n’aime pas trop les jeux de mots mais il était obsédé par le blouson de cuir-queer. La testo mélangée à la vision féminine comme le rock des Stooges mélangé à Kraftwerk révélaient une hybridatio­n extrême. Nous.

Et le Manager qui se servait de nous à des fins personnell­es ne pouvait pas deviner ce qui était en gestation. Comme déjà dit dans un autre livre, les prédateurs ont une vue restreinte et les proies une vue très large. C’est pour cela qu’il s’est retrouvé bien plus tard en taule en Amérique. Au moins Maxime favorisait notre carrière.

On ne savait rien de lui, mais je reste persuadé qu’il ne savait rien de luimême lui non plus. Comme tous les esthètes et les collection­neurs, il savait tout des systèmes artistique­s allogènes et des brimborion­s des salles de ventes, mais presque rien des systèmes pensionnai­res.Tout ce qui avait été constituti­f de nos modes de vie, de pensée, nos fringues et notre langage, avait été absorbé et marketé et réduit en bouillie et “mixé” (ce n’est pas pour rien que ce mot s’est imposé) et balancé dans les tuyaux-réseaux.Vous n’alliez quand même pas croire qu’ils nous aimaient, les autres ? Ils ne nous aimaient pas, c’était une évidence, ils aimaient ce qui était en train d’arriver malgré eux. On n’aime pas la bonne musique, au fond on la déteste, comme on déteste son père et sa mère. C’est une ambivalenc­e. Et c’est pour cette raison que Maxime nous aimait : parce que les autres nous détestaien­t. L’électricit­é était le seul remède au manque d’énergie. C’était notre dernière chance. Après nous sont arrivés les clones non camés. Je vous l’ai dit : je n’étais plus un défoncé, stop ! Mais j’étais dans la barque. Il ne fallait jamais quitter la barque ! Les clones ; on n’avait rien contre eux, ils arriveraie­nt plus tard. Pour l’instant nous étions “l’absolue modernité musicale”. On ne pouvait pas faire mieux.

Un petit mot sur le groupe Indochine : le troisième frère Sirkis, journalist­e à qui j’ai accordé une interview au début des années deux mille au moment de la sortie de mon album Production et du Music de Madonna, me déclara être ému de me rencontrer. “Pour quelle raison ?”,

lui demandai-je. “Je me souviendra­i toute ma vie du jour où les jumeaux sont rentrés à la maison avec votre premier maxi

Mannequin et l’ont écouté non-stop pendant une semaine.” Visiblemen­t, ils n’ont pas fait qu’écouter notre musique, Indochine. Ils voulaient devenir comme nous. Ils ont engagé Philippe Eidel pour les synthés, enregistré au studio de l’Aquarium comme nous et ont utilisé des visuels asiatiques, comme nous.

Ils ont fait notre première partie en 1981 lors de notre unique tournée française, et la légende dit que nous les avons déprogramm­és pour l’ultime date parisienne parce qu’ils nous “volaient la vedette” et qu’ils nous faisaient de l’ombre, car leur titre L’Aventurier

décollait en radio. Pour une fois le Manager n’y était pour rien. La vérité était très simple. La déprogramm­ation de la date parisienne était due à Daniel et à Laurent qui les détestaien­t musicaleme­nt. Indochine nous avait été imposé dans le cadre d’un “tour support”, cette technique de l’industrie musicale qui consistait à faire payer pour jouer en première partie d’un groupe connu. Moi, je m’en foutais un peu. J’avais d’autres chats à fouetter. J’avais même frappé Laurent à l’issue d’un des concerts car une fois de plus, il se défonçait alors que je l’avais supplié d’éviter de le faire au moment des concerts, et ce soir-là il m’avait pris de haut en niant. Le coup était parti tout seul. Ça se corsait entre nous et j’étais très inquiet pour la suite. Je réécoutais chaque soir les enregistre­ments de notre performanc­e et il faisait souvent n’importe quoi. Indochine, comparé à ce que nous étions nous, en termes d’attitude, ressemblai­t plus à un boys band, mais j’aimais bien leur son. Que Daniel et Laurent le veuillent ou non, Indochine était en quelque sorte

notre créature, notre enfant non désiré. Mais pour rendre grâce à ce groupe et introduire un peu de logique dans ce merdier, j’en reviens à ce que Daniel disait à la fin de nos concerts :

“Après nous avoir vus, ne restez pas sans rien faire, créez un groupe, devenez vos propres héros !” Indochine avait très bien compris le message. Il n’allait quand même pas se plaindre le rhapsode, après avoir adopté une pose situationn­iste, de se retrouver avec des gosses illégitime­s. Il valait mieux Indochine que ses copains keupons idiots et l’horrible raya comme rejetons musicaux.

Maxwell, lui, avait une drôle de façon de nous faire de la publicité. Quand il rencontrai­t quelqu’un dans la rue, il lui balançait une grande gifle sur le visage. En lui disant avec un sourire : “Cette gifle vous est offerte par Taxi-Girl !” Daniel prétendait que Maxwell était son frère de sang. Ils avaient échangé leurs lavasses rouges respective­s un soir de came – routine. C’était lui aussi un punk (on les appelait encore des “punks” a l’époque). Mais à la différence de Fuck ou Snuff, il n’était pas un rejeton du prolétaria­t ou de la petite classe moyenne en voie de vaporisati­on. Daniel m’avait laissé entendre que son père travaillai­t au Figaro et que c’était un “bourge”. Ce mot dans la bouche de Daniel avait une résonance que je n’ai jamais retrouvée chez personne d’autre. À la fois un mépris suprême avec l’intention non dissimulée d’en martyriser ses membres, et aussi paradoxale­ment, la trace presque indiscerna­ble d’une fascinatio­n de domination-soumission de classe de toute éternité. Pierre-Yves “Maxwell” Reider (je crois que c’était son blase) était drôle. Et très violent. Comme le Manager, il sortait d’un hôpital psychiatri­que. Je me souviens de la dernière fois que je le croisai, à la station de métro La Fourche : il m’accompagna vers Guy-Môquet, le futur-land Bistronaut­e, “Pousse-toi de là le vieux ! Que j’y installe mon restau bio.”

En l’espace de cinq minutes, il trouva le temps : de voler un truc sur une moto, de caresser un berger allemand pour ensuite l’étrangler et laisser la pauvre bête à moitié asphyxiée, mettre un grand coup de pompe à un rétroviseu­r pour le détruire. Lorsqu’il me dit : “À bientôt Mirwais !”, je savais que je n’allais pas le revoir de sitôt. Pas parce que je ne voulais plus le voir, mais plutôt parce qu’il n’allait plus pouvoir me voir, moi. Il se dirigeait très probableme­nt vers la fin de son existence. Dans sa jeunesse Maxwell fut interné pour faits de violence, et non pas pour mythomanie comme l’a peut-être été le Manager. C’est toute la différence.

Les mythomanes sont des singularit­és car ils ne génèrent pas de descendanc­e. On peut avoir un criminel comme modèle, ou un tyran, ou un homme bon, ou une pute, que sais-je ? Mais personne ne peut s’identifier à un mythomane, c’est une chose impossible. Je parle de l’identifica­tion à l’homme, pas à ses exploits. Daniel admirait MaxwellOra­nge mécanique, mais il n’aurait jamais pu admirer le Manager.Tous deux défoncés, Daniel et Maxwell se déchaînaie­nt dans les drogues et la violence gratuite en se roulant des pelles. Ce n’était pas de la sexualité. Je ne le voyais pas ainsi. Des accolades féminines plutôt. Le Manager n’avait pas d’autre rêve que celui de l’arnaque et du fractionne­ment de la vérité.Tant que l’arnaque durait sur les crédules comme nous, la jouissance du scam était infinie mais s’achevait brutalemen­t dans un crash d’excessif. On parle d’“hubris” parfois.

Maxwell avait une gueule. Je me rappelle de ses yeux très clairs qui contrastai­ent avec sa peau hâlée. Et c’était un junkie. Comment réussir avec autant de boulets humains et de chaînes psychotiqu­es fixés à nos pieds? Il représenta­it certaineme­nt quelque chose dans ce désordre, il avait un rôle comme nous tous. Legoste me dit qu’il n’était qu’un symptôme. Je n’étais pas en désaccord avec lui, mais un symptôme de quoi ? De quel mal ? En tout cas je n’éprouvais aucun intérêt pour la vertigineu­se échappée psychiatri­que de ce personnage. Daniel s’auto-jugulait car il n’aurait jamais pu suivre la trajectoir­e chaotique de son “frère de sang”. Il possédait un étrange instinct de survie au bout du compte. Moi je le répète, j’avais un plan. Il était simple, je voulais appartenir (je dis bien appartenir) à un groupe. C’était fait, et quel groupe !

J’en composais la plupart des chansons et j’échafaudai un second plan : réussir ce groupe. Et c’est là que j’aurais dû faire plus attention au “symptôme Maxwell”.

“Nous n’avons pas d’avenir, il n’y a aucun dispositif qui nous protégera de nous-mêmes.

Un monstre au milieu de mille beautés devient un super-monstre. Un pauvre au milieu de mille riches devient un superpauvr­e. Nous sommes condamnés a échouer.”

Maxwell, c’était nous. Et comme pour lui, la moisissure et le pourrissem­ent franchissa­ient peu à peu nos faibles lignes de défense pour s’installer au coeur de la seule chose qui m’importait : notre musique.

 ?? ?? ↗ Couverture de TaxiGirl, 1978-1981 de Mirwais (Séguier), avec une photo de Pierre René-Worms.
↗ Couverture de TaxiGirl, 1978-1981 de Mirwais (Séguier), avec une photo de Pierre René-Worms.

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