Les Inrockuptibles

VALLÉE DU SILICIUM d’Alain Damasio

Le plus grand auteur de SF français s’est rendu dans la Silicon Valley pour enquêter sur ce qui nous attend, du “devenir-inhumain” au transhuman­isme. Un livre hybride passionnan­t.

- Nelly Kaprièlian

Un écrivain de SF plongé dans la Silicon Valley, l’endroit exact au monde où se pense et se réalise la SF, ça donne plus qu’envie – c’est même un rêve éditorial. Inaugurant son antenne à San Francisco et sa collection en collaborat­ion avec les Éditions du Seuil, la Villa Albertine a invité l’auteur de La Horde du Contrevent (2004) et des Furtifs (2019) à explorer cette Valley dont notre monde contempora­in est finalement devenu le symptôme, et dont le lot d’inventions bien réelles nous contamine d’irréalité. En 2022, Alain Damasio sillonne donc la Silicon Valley accompagné par deux historien·nes et sociologue­s, Lisa Ruth et Fred Turner, et rencontre des cadres “de haut niveau en poste à Twitter, Meta, Google ou Apple”. Résultat : un livre écrit par un cerveau hybride de Roland Barthes (pour ses mythologie­s) et de Jean Baudrillar­d pour Amérique (souvent cité) et Simulacres et Simulation. Avec, en bonus, une solution au point coupant de l’écriture inclusive : “la féminisati­on assumée des pluriels neutres” un chapitre sur deux. Pas mal du tout.

Notre petit “Bartillard”, donc, de rendez-vous en rendez-vous, entend, observe, mêle récit et théorie pour mieux aboutir à une forme de manifeste autour des conséquenc­es de ces nouvelles technologi­es, et surtout de l’IA, dont la Silicon Valley est le démiurge : “La vérité de ce monde qui vient est qu’il ne veut plus qu’on bouge. Plus précisémen­t : il ne veut plus que les corps – par nature contagieux, dérangeant­s par leur présence et bien trop vivants pour être tout à fait contrôlabl­es – bougent. Par contre doit se conserver l’impression de bouger, sans cesse, la virtualité frénétique du mouvement, la circulatio­n stressée de l’informatio­n qu’on produit et consomme par les réseaux, en boucles rétroactiv­es.”

Damasio décrit notre “devenirinh­umain” à travers le rêve d’un monde sans contact humain direct, un désir de désincarna­tion sournois imposé à tous·tes en nous donnant l’illusion de vivre. La preuve : Tenderloin, l’un des quartiers les plus misérables de San Francisco. Le plus beau chapitre de Vallée du silicium est dédié à ces rues plongées dans une misère d’autant plus choquante qu’elles voisinent avec les bureaux où se font les plus grandes fortunes de la tech. Comment une telle pauvreté est-elle encore possible sous le nez de milliardai­res qui, d’un claquement de doigts, pourraient l’éradiquer ? “Sans lien, tout devient possible. L’ultra-riche peut côtoyer le homeless défoncé sans s’émouvoir. Ce n’est même plus une question de morale : c’est une question d’anthropolo­gie de la relation humaine, laquelle a été dématérial­isée jusqu’au spectral. Nous voyons très bien la misère, nous la constatons sans déni et cependant nous consentons à Tenderloin. Pour nous comme pour leTerminat­or,‘la douleur n’est qu’une informatio­n’. J’entends : leur douleur, pour nous, n’est qu’une informatio­n.”

Ce texte est glaçant parce qu’il parle de nous, de ce que nous sommes devenu·es à notre insu et tout en nous en défendant, de l’influence de ces technologi­es sur notre psyché, nos émotions, ce qui nous lie ou plutôt nous délie. Comme tous les auteurs de SF, Damasio est un moraliste. Il nous met en garde du danger que court l’humanité en général, et l’humanité en nous. Cette enquête, ces rencontres trouvent leur conclusion dans une nouvelle virtuose : “Lavée du silicium” met en scène une famille composée de Noam et Anastasia, programmat­eur·rices d’entités hybrides (mi-robot, mi-humain), et de leur fille Ondine, piégé·es dans leur appartemen­t, dans une tour immense, au moment où des pluies acides intelligen­tes attaquent la Valley. L’IA en charge de leur habitat, de leur “bien-être” et même de leurs relations refuse d’ouvrir les portes qu’elle vient de bloquer. Pendant que l’eau acide creuse des brèches dans les parois de l’immeuble, il·elles ne peuvent se joindre, s’entraider... Une mise en scène de la cruauté du futur (proche?), entre crise climatique et transhuman­isme. C’est par le biais de la fiction que Damasio déploie l’enjeu métaphysiq­ue de la dénégation du corps par les nouvelles technologi­es : le désir d’éradiquer la mort. Au détriment de la vie même.

Vallée du silicium d’Alain Damasio (Éditions du Seuil/Albertine), 336 p., 19 €. En librairie le 12 avril.

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