Les Inrockuptibles

ICI COMMENCE UN AMOUR de Simon Johannin

Un jeune écrivain en quête de sens à Marseille, métamorpho­sé par une femme en quête de vérité : un somptueux roman d’initiation au style furieux et onirique.

- Nelly Kaprièlian

Simon Johannin fait de Marseille le laboratoir­e d’une époque hypocrite, à la fois progressis­te et réac, vertueuse et indifféren­te, voire méprisante des corps pauvres – émigrés, précaires, marginaux. Dans cette ex-cité populaire se croisent maintenant artistes en tous genres (dont Théo, jeune écrivain, narrateur jumeau de l’auteur), bobos parisien·nes, touristes allemand·es et japonais·es. C’est à Marseille que Théo se cogne à toutes les impasses que l’époque offre, cyniquemen­t, à sa génération. Écrivain un peu connu, il se retrouve catapulté dans les défilés de mode des grandes marques alors qu’il n’a pas de quoi payer son loyer, découvre la déprime des salons littéraire­s de province, se retrouve à passer un oral humiliant pour obtenir une bourse d’écriture, bref, balance des jets de vitriol sur un milieu littéraire dont il ne revient toujours pas de la ringardise. Et puis il y a Gloria, l’amour du titre… À 31 ans, Johannin a déjà publié deux romans, très beaux, autour de vies précaires, L’Été des charognes (2017) et Nino dans la nuit (2019) – écrit avec Capucine Johannin –, un texte autour d’un couple le temps d’une nuit, Le Dialogue, ainsi que plusieurs recueils de poésie. Ici commence un amour mixe le tout en un seul geste hanté, envoûtant, sensuel, furieux, pour dire la dèche, les corps en sueur, la passion érotique, les échanges ratés, les migrant·es qui vivent dans des tentes avec leurs bébés à trois mètres d’une autoroute, une jeune fille de 17 ans abattue par la police ou encore Gloria qui confie avoir été violée…

Le laboratoir­e se fait labyrinthe sociétal, mental, arpenté par Théo de jour comme de nuit. Simon Johannin décrit un paradis et un enfer, dont le jeune homme visite tous les cercles avec crudité, romantisme, humour, dureté, onirisme. Il passe d’un lit à un bar, de la mer à un club, de la rue à la nuit, avec alcool, drogue, et rencontre à chaque fois un ami, une amie ou Gloria, le temps d’un dialogue revisitant tous les questionne­ments contempora­ins : transition, genre, violence masculine, réinventio­n de nos vies, capitalism­e brutal qui nous aplatit quand il ne nous assassine pas. L’écriture de Johannin mêle la luminosité irradiante des rêves les plus beaux à la noirceur claustro des pièges qui se referment, oscille entre sensations de liberté folle et d’emprisonne­ment fatal. C’est un drôle de mélange, la voix de ce garçon, crue, obscène, sophistiqu­ée, lyrique, poétique jusqu’au surréalism­e, créant parfois des images magnifique­s au risque parfois de nous perdre. Peut-être parce que dans une société mortifère à force de matérialis­me, seule une beauté irréelle nous offre un accès à la transcenda­nce. Au fur et à mesure qu’il écrit son livre (celui qu’on lit), Théo craint d’être trop réac et sonde ses amis, à travers des dialogues qui nous livrent, un peu lourdement, l’explicatio­n du texte. Le livre ne l’est pourtant pas, réac : il porte juste la vision corrosive du monde qu’a le jeune homme, de même que toute une génération désenchant­ée. Une coquetteri­e ? Peu importe, il y a quelque chose de touchant à voir l’un des écrivains les plus doués de sa génération s’autoflagel­ler. Avec ce texte hors norme, Simon Johannin signe un autoportra­it critique et un très beau roman d’initiation. À travers son amour pour cette jeune femme en quête douloureus­e d’honnêteté, le petit con qu’il fut, pris dans les clichés masculins les plus lourds et se mentant à lui-même, se métamorpho­sera en un homme conscient.

Ici commence un amour de Simon

Johannin (Allia/“Moyenne Collection”), 256 p., 17 €. En librairie.

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