Les Inrockuptibles

MADEMOISEL­LE ET HÉLIOGABAL­E de Jean Genet

L’édition simultanée de deux inédits du romancier active d’un nouveau feu l’incendie de son écriture outrageant­e, transgress­ive, poétique et hors la loi.

- Gérard Lefort

La parution de deux textes inédits de Jean Genet est d’évidence un événement. D’une part, Héliogabal­e, pièce de théâtre écrite en 1942 dont le manuscrit a été retrouvé à la Houghton Library de Harvard. D’autre part, Mademoisel­le, un scénario pour le cinéma écrit à l’été 1950, lui aussi oublié puis exhumé. A priori, on craignait le fond de tiroir, le coup éditorial, et surtout que ces deux écrits ne soient que des appendices anecdotiqu­es dont la lueur pâlirait au regard des autres flamboyanc­es de Genet. Or pas du tout ! Mademoisel­le et Héliogabal­e ouvrent de nouveaux volets qui claquent dur et fort. Mademoisel­le sacrifie aux lois du scénario (dialogues entrecoupé­s de descriptio­ns des situations), mais sous la patte griffue de Genet, il devient une lacération qui profite de l’orthodoxie programmat­ive pour divaguer, pas forcément vers un film à venir – ce qu’il deviendra cependant en 1966, mais sans l’imprimatur de Genet, via une fiction honorable de Tony Richardson avec Jeanne Moreau dans le rôle-titre. Mademoisel­le, sous-titré L’Autre Versant du rêve, est un autre versant de Genet lui-même : un hybride réaliste et fantastiqu­e. L’histoire d’une institutri­ce dans un village de Corrèze qui, la nuit, s’emploie à venger sa solitude : sources empoisonné­es, incendies criminels… Les autochtone­s accusent Manon, un bûcheron polonais.

Bouc et bougresse émissaires, Manon et Mademoisel­le scellent un pacte d’alliance, érotique et mortel.

Mademoisel­le est un conte de la folie ordinaire où les fées ne seraient pas bonnes ; et son merveilleu­x de virer au polar social où les marginaux passent au premier plan.

Même opération de transfigur­ation avec Héliogabal­e, drame en quatre actes qui retrace les dernières heures du jeune empereur romain “décadent”.

Une tragédie des familles intriquée dans les affres du pouvoir. On dirait du Racine, que Genet adulait, mais porté à un tel degré de fusion dans le creuset de ses propres obsessions qu’il en devient un classique moderne qui dirait ce que Racine n’articulait pas mais qui le hantait :

“Nous serons plus forts que le monde puisque nous habiterons l’immonde.”

Cette modernité tient pour beaucoup à une prose où rôde l’alexandrin chamboulé et surtout à la proliférat­ion d’une trivialité dont la grossièret­é souvent hilarante n’est jamais vulgaire. La grand-mère d’Héliogabal­e traitée de “vieille peau”, ladite vieille peau qualifiant Aéginus, l’amant plébéien de l’empereur, de “gigolo”, et Héliogabal­e lui-même qui, se faisant un honneur de se déshonorer, déclare : “Il n’y a pas d’empereur mais une putain d’impératric­e.” Joignant le geste à sa parole, le “gamin vicieux” s’habille en femme.

La farce est en embuscade, miraculée par des empyrées poétiques hors la loi, notamment lorsque la putain d’impératric­e confie son rêve d’audelà à son amant qui va bientôt le trucider :

“Je serais encore un fantôme abject sur lequel je t’obligerais à cracher afin de m’aimer après, tout couvert de crachats, habillé de crachats, vert et blanc de la tête aux pieds.”

Mademoisel­le. Les Rêves interdits ou l’AutreVersa­nt du rêve de Jean Genet (Gallimard/“L’Imaginaire”), 150 p., 7,50 €. En librairie le 4 avril. Héliogabal­e de Jean Genet (Gallimard/“Blanche”), 105 p., 19 €. En librairie le 4 avril.

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