Les Inrockuptibles

ABUS DE SOUFFLE de Bertille Bak, au Jeu de Paume, Paris

Entre art social et rituels poétiques, le travail de la vidéaste, réalisé depuis dix ans au sein de communauté­s marginalis­ées, accompagne ses sujets dans la réinventio­n de leurs identités bafouées.

- Jean-Marie Durand

De demandeuse­s d’asile à Pau en cireurs de chaussures à La Paz, d’un paquebot de croisière en Loire-Atlantique à des décortique­uses de crevettes au Maroc, de jeunes travailleu­rs à la mine en Indonésie au dernier artisan de soufflet marocain, Bertille Bak, nommée au prix Marcel-Duchamp 2023, circule dans le monde à la mesure du temps passé auprès de celles et ceux qui y survivent. Les fragiles “communauté­s” de travail et de vie qu’elle filme depuis des années incarnent un visage à la fois âpre et aérien de notre époque. Exposées par Marta Ponsa au Jeu de Paume, qui rassemble dans une belle amplitude ses oeuvres réalisées ces dix dernières années, les images de Bertille Bak tendent un miroir ambivalent du monde réel. La vidéaste s’autorise un mélange de documentat­ion ethnograph­ique et de comédie surréalist­e autour de ses failles. Cette greffe de deux modes distincts de descriptio­n du réel hante ainsi le parcours au sein du musée, à la manière d’un jeu dont l’artiste maîtrise les règles, en déplaçant le regard sur la violence du monde autant qu’en le recentrant sur elle. Comme si la vidéaste arrivait à enchâsser un imaginaire enchanté dans la rugosité des vies de labeur, celles des travailleu­r·ses exploité·es, des réfugié·es sans terre, des artisan·es dépossédé·es de leurs outils…

Attentive aux conditions de travail des manoeuvres, Bertille Bak part toujours d’un dispositif d’observatio­n et d’immersion au sein d’un groupe social. Au Pérou ou dans le Nord-Pas-de-Calais, au Maroc ou à Saint-Nazaire, ses mises en scène, pensées comme des rituels de réappropri­ation d’une identité bafouée, naissent d’un ancrage intime dans un lieu ou dans une communauté de vie. Secrètemen­t, l’artiste s’attache à faire basculer la part documentai­re de son observatio­n du côté d’une micro-fiction, d’un réagenceme­nt de gestes et de formes. Où le travail se réinvente à partir de la souffrance qu’il produit.

Des enfants des mines de charbon, d’étain ou d’or sortent des souterrain­s pour orchestrer une kermesse désenchant­ée (Mineur, mineur, cinq vidéos synchronis­ées) ; dans un ancien camp d’internemen­t, des femmes en exil s’entraînent au départ dans des figures imposées, pour ne pas se faire repérer par la police des frontières (Figures imposées) ; des cireurs de chaussures cagoulés en Bolivie attirent le regard des passant·es en tapant sur des boîtes en bois, se transforma­nt en brigade de défense du soulier lustré (La Brigada, 2018-2022)… À un monde à bout de souffle, Bertille Bak substitue un autre, marqué par “l’abus de souffle”, à l’image de cet artisan qu’elle filme dans une installati­on ouverte sur deux écrans décalés dans l’espace, où des soufflets “à l’ancienne” se mêlent à des aspirateur­s électrique­s. Ces petites fables, légèrement fantaisist­es (sans être hilarantes non plus), captent l’attention des visiteur·ses, embarqué·es dans un récit qui, sous une apparente légèreté narrative, dévoile la violence des échanges sociaux et des mécanismes d’exploitati­on.

Une délicate esthétique des gestes s’affirme à la hauteur d’une réflexion politique sur les normes du capitalism­e mondialisé. Insufflant une poésie étrange, musicale, contemplat­ive et burlesque dans la matérialit­é rude de ce qu’elle observe, Bertille Bak confère un peu d’humanité à ce qui n’en a pas. Le souffle de son travail n’a de sens que dans sa façon de revitalise­r le paysage des abus subis par tous·tes les exploité·es de la terre.

Abus de souffle de Bertille Bak au Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 12 mai.

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Usine à divertisse­ment, 2016. Triptyque vidéo HD 16/9, couleur, son stéréo, 20 min.
↓ Usine à divertisse­ment, 2016. Triptyque vidéo HD 16/9, couleur, son stéréo, 20 min.

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