Libération

GÉNÉRATION ESTROPIÉS

Rencontre avec quelques-uns des milliers de Palestinie­ns blessés par des tirs israéliens lors de manifestat­ions près de la frontière.

- Par GUILLAUME GENDRON

Lors des manifestat­ions qui ont lieu depuis cinq mois près de la clôture de séparation entre Israël et la bande de Gaza, environ 170 Palestinie­ns ont été tués et des milliers gravement blessés par les tirs militaires israéliens, causes de très nombreuses amputation­s. Rencontre avec ces estropiés de la «Marche du retour».

Entre Israël et le Hamas, les rumeurs de trêve à long terme (en réalité, un retour au statu quo) ont succédé à la chorégraph­ie des roquettes contre chasseurs F16, après un été ponctué d’«accès de fièvre», comme l’euphémisen­t les militaires. Mais la situation reste tendue à Gaza, et les espoirs de calme sans cesse remis en cause (lire ci-contre). Depuis des mois, la guerre –c’est-à-dire une invasion terrestre de l’enclave sous blocus– semble à nouveau promise, après celle, dévastatri­ce, de 2014. Si le conflit n’est pas officielle­ment déclaré, pas plus qu’un cessez-le-feu durable, l’enclave compte déjà ses morts (près de 170 depuis cinq mois, le plus jeune, âgé de 12 ans, ayant été tué le 27 juillet) et ses blessés par balles : des milliers depuis le début de la «Marche du retour», stigmates d’une guerre avant même qu’elle n’éclate. COURSE SUR ROUTE AUX JEUX D’ASIE Rafah, à la frontière égyptienne. Alaa al-Dali a déménagé au rez-dechaussée de l’austère bâtisse familiale. Sur un placard, des animaux Disney tracés au feutre : c’était jusqu’ici la chambre de ses soeurs. Dans un coin de la pièce, médailles et coupes sont exposées telles des reliques, un casque à vélo pendu à un clou. Et puis il y a les béquilles. Cet ouvrier dans le bâtiment de 21 ans, mâchoire carrée et épaules à l’avenant, était encore il y a peu «le numéro 2 palestinie­n de la course

sur route», sélectionn­é pour les Jeux d’Asie qui se tiennent à Jakarta, en Indonésie, jusqu’au 2 septembre. L’imparfait est désormais de mise – Alaa al-Dali a été amputé au-dessus du genou droit début avril, raison pour laquelle il a abandonné sa chambre à l’étage. Comme des milliers d’autres (plus de 4 500, selon le ministère de la Santé de Gaza), Al-Dali a été touché par une balle israélienn­e, lors des rassemblem­ents hebdomadai­res de masse face aux snipers postés de l’autre côté de la clôture de séparation. Apolitique et spontané dans un premier temps, le mouvement a été baptisé «Marche du retour» en référence au «droit au retour» des réfugiés palestinie­ns dans leurs villages fuis en 1948, demande qui causerait, selon les Israéliens, un renverseme­nt démographi­que sonnant la fin du projet sioniste. Il a été rapidement phagocyté par le Hamas, qui y a trouvé un moyen de garder Tsahal sur les talons tout en attirant la commisérat­ion de la communauté internatio­nale. «BAVARDAGE CREUX» Au fil des semaines, les revendicat­ions et la rhétorique belliqueus­e du Hamas, ajoutées à l’escalade paramilita­ire du mouvement (roquettes, cerfs-volants enflammés, miliciens armés tentant de passer les barbelés en même temps que les manifestan­ts), n’ont fait que renforcer les Israéliens dans leur conviction qu’il n’y a pas d’alternativ­e aux balles, même si la majorité des participan­ts à ces rassemblem­ents sont des civils non armés. Au lendemain de la première marche sanglante, le 30 mars, Tsahal assurait que «tout était précis et mesuré. Nous savons qui chaque balle a touché [“where every bullet landed”, en VO]», sous-entendant n’avoir tué que des «terroriste­s». Or la mort d’enfants, secouriste­s et journalist­es a obligé l’armée israélienn­e à un très relatif mea culpa. Fin juillet, une «enquête interne» a conclu que certains manifestan­ts «non impliqués» dans les heurts avaient été touchés par les snipers «non intentionn­ellement». Un «bavardage creux» dénoncé par l’ONG israélienn­e B’Tselem, identique selon elle à celui de la commission qui avait blanchi de crimes de guerre les généraux de l’opération «Bordure protectric­e» en 2014. Des conclusion­s qui n’ont par ailleurs pas poussé les Israéliens à changer leurs «règles d’engagement».

Ainsi, à l’instar du cycliste palestinie­n, 60 % des blessés par le feu israélien des derniers mois l’ont été aux jambes, mutilés en raison de «blessures inhabituel­les et dévastatri­ces», comme s’en était alarmé Médecins sans frontières, en avril.

FUMÉE NOIRE DES PNEUS

Son histoire, édifiante, Alaa al-Dali l’a racontée maintes fois, y compris

«aux reporters de CNN», depuis ce fatidique 30 mars. Ironie tragique, la principale motivation du cycliste pour se rendre à la marche inaugurale n’était pas d’ordre idéologiqu­e, mais personnel : il redoutait de manquer les Jeux d’Asie, ne pouvant pas sortir de l’enclave. A quelques jours du départ du Giro à Jérusalem, il s’est dit qu’il trouverait des journalist­es pour relayer son histoire s’il se rendait à la marche avec son vélo, un moyen comme un autre de mettre la pression sur les autorités israélienn­es, après avoir loupé plusieurs compétitio­ns faute de permis de sortie. Et puis, comme beaucoup, il a entendu dire que le rassemblem­ent serait familial, qu’il n’y avait pas grandchose à craindre. Mais ce jour-là, à Rafah, il ne tombe sur aucun reporter et s’approche, dit-il, à 250 mètres des barbelés, dans la fumée noire des pneus. Puis c’est un claquement, une plaie béante. «Franchemen­t, les médecins étaient choqués, raconte-t-il. Il manquait 12 centimètre­s d’os, la jambe pendouilla­it, ça tenait par la peau et la chair.» Son statut un peu à part pousse les Israéliens à autoriser son transfert à Ramallah, en Cisjordani­e occupée. Une rare Suite page 4

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PHOTO WISSAM NASSAR. PICTURE ALLIANCE Un Palestinie­n, à Rafah le 24 mai, après avoir été blessé par des tirs israéliens.

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