GÉNÉRATION ESTROPIÉS
Rencontre avec quelques-uns des milliers de Palestiniens blessés par des tirs israéliens lors de manifestations près de la frontière.
Lors des manifestations qui ont lieu depuis cinq mois près de la clôture de séparation entre Israël et la bande de Gaza, environ 170 Palestiniens ont été tués et des milliers gravement blessés par les tirs militaires israéliens, causes de très nombreuses amputations. Rencontre avec ces estropiés de la «Marche du retour».
Entre Israël et le Hamas, les rumeurs de trêve à long terme (en réalité, un retour au statu quo) ont succédé à la chorégraphie des roquettes contre chasseurs F16, après un été ponctué d’«accès de fièvre», comme l’euphémisent les militaires. Mais la situation reste tendue à Gaza, et les espoirs de calme sans cesse remis en cause (lire ci-contre). Depuis des mois, la guerre –c’est-à-dire une invasion terrestre de l’enclave sous blocus– semble à nouveau promise, après celle, dévastatrice, de 2014. Si le conflit n’est pas officiellement déclaré, pas plus qu’un cessez-le-feu durable, l’enclave compte déjà ses morts (près de 170 depuis cinq mois, le plus jeune, âgé de 12 ans, ayant été tué le 27 juillet) et ses blessés par balles : des milliers depuis le début de la «Marche du retour», stigmates d’une guerre avant même qu’elle n’éclate. COURSE SUR ROUTE AUX JEUX D’ASIE Rafah, à la frontière égyptienne. Alaa al-Dali a déménagé au rez-dechaussée de l’austère bâtisse familiale. Sur un placard, des animaux Disney tracés au feutre : c’était jusqu’ici la chambre de ses soeurs. Dans un coin de la pièce, médailles et coupes sont exposées telles des reliques, un casque à vélo pendu à un clou. Et puis il y a les béquilles. Cet ouvrier dans le bâtiment de 21 ans, mâchoire carrée et épaules à l’avenant, était encore il y a peu «le numéro 2 palestinien de la course
sur route», sélectionné pour les Jeux d’Asie qui se tiennent à Jakarta, en Indonésie, jusqu’au 2 septembre. L’imparfait est désormais de mise – Alaa al-Dali a été amputé au-dessus du genou droit début avril, raison pour laquelle il a abandonné sa chambre à l’étage. Comme des milliers d’autres (plus de 4 500, selon le ministère de la Santé de Gaza), Al-Dali a été touché par une balle israélienne, lors des rassemblements hebdomadaires de masse face aux snipers postés de l’autre côté de la clôture de séparation. Apolitique et spontané dans un premier temps, le mouvement a été baptisé «Marche du retour» en référence au «droit au retour» des réfugiés palestiniens dans leurs villages fuis en 1948, demande qui causerait, selon les Israéliens, un renversement démographique sonnant la fin du projet sioniste. Il a été rapidement phagocyté par le Hamas, qui y a trouvé un moyen de garder Tsahal sur les talons tout en attirant la commisération de la communauté internationale. «BAVARDAGE CREUX» Au fil des semaines, les revendications et la rhétorique belliqueuse du Hamas, ajoutées à l’escalade paramilitaire du mouvement (roquettes, cerfs-volants enflammés, miliciens armés tentant de passer les barbelés en même temps que les manifestants), n’ont fait que renforcer les Israéliens dans leur conviction qu’il n’y a pas d’alternative aux balles, même si la majorité des participants à ces rassemblements sont des civils non armés. Au lendemain de la première marche sanglante, le 30 mars, Tsahal assurait que «tout était précis et mesuré. Nous savons qui chaque balle a touché [“where every bullet landed”, en VO]», sous-entendant n’avoir tué que des «terroristes». Or la mort d’enfants, secouristes et journalistes a obligé l’armée israélienne à un très relatif mea culpa. Fin juillet, une «enquête interne» a conclu que certains manifestants «non impliqués» dans les heurts avaient été touchés par les snipers «non intentionnellement». Un «bavardage creux» dénoncé par l’ONG israélienne B’Tselem, identique selon elle à celui de la commission qui avait blanchi de crimes de guerre les généraux de l’opération «Bordure protectrice» en 2014. Des conclusions qui n’ont par ailleurs pas poussé les Israéliens à changer leurs «règles d’engagement».
Ainsi, à l’instar du cycliste palestinien, 60 % des blessés par le feu israélien des derniers mois l’ont été aux jambes, mutilés en raison de «blessures inhabituelles et dévastatrices», comme s’en était alarmé Médecins sans frontières, en avril.
FUMÉE NOIRE DES PNEUS
Son histoire, édifiante, Alaa al-Dali l’a racontée maintes fois, y compris
«aux reporters de CNN», depuis ce fatidique 30 mars. Ironie tragique, la principale motivation du cycliste pour se rendre à la marche inaugurale n’était pas d’ordre idéologique, mais personnel : il redoutait de manquer les Jeux d’Asie, ne pouvant pas sortir de l’enclave. A quelques jours du départ du Giro à Jérusalem, il s’est dit qu’il trouverait des journalistes pour relayer son histoire s’il se rendait à la marche avec son vélo, un moyen comme un autre de mettre la pression sur les autorités israéliennes, après avoir loupé plusieurs compétitions faute de permis de sortie. Et puis, comme beaucoup, il a entendu dire que le rassemblement serait familial, qu’il n’y avait pas grandchose à craindre. Mais ce jour-là, à Rafah, il ne tombe sur aucun reporter et s’approche, dit-il, à 250 mètres des barbelés, dans la fumée noire des pneus. Puis c’est un claquement, une plaie béante. «Franchement, les médecins étaient choqués, raconte-t-il. Il manquait 12 centimètres d’os, la jambe pendouillait, ça tenait par la peau et la chair.» Son statut un peu à part pousse les Israéliens à autoriser son transfert à Ramallah, en Cisjordanie occupée. Une rare Suite page 4