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ARNAQUE À LA TVA Itinéraire d’un cerveau carbonisé

Artisan supposé de l’escroqueri­e à la taxe carbone qui a fait perdre 1,6 milliard d’euros au fisc, Grégory Zaoui est jugé à partir de ce lundi dans l’affaire «Crépuscule». L’homme, qui a débuté à 16 ans dans la revente de Cadillac et de jeans Levi’s, mini

- Par EMMANUEL FANSTEN Photo CYRIL ZANNETTACC­I

Le cerveau présumé de l’arnaque du siècle a perdu de sa superbe. Lui qui aimait rouler en Porsche et passer ses week-ends dans les plus beaux hôtels de la Côte d’Azur doit désormais pointer deux fois par semaine au commissari­at. A 45 ans, Grégory Zaoui ressemble moins à un escroc flamboyant qu’à une bête traquée. Après avoir passé vingt-neuf mois en détention provisoire et presque autant en cavale, il jure être aujourd’hui «totalement ruiné». Convaincus du contraire, les magistrats du pôle financier lui réclament toujours plusieurs millions d’euros de caution. «Du racket», soupire Zaoui, conscient que certaines réputation­s sont difficiles à défaire. Au bout de huit ans d’enquête, il reste considéré comme l’artisan de la plus grosse escroqueri­e jamais réalisée en France : au moins 1,6 milliard d’euros subtilisés à l’Etat entre 2008 et 2009, par le biais d’une vaste fraude à la TVA sur le marché des quotas de carbone. Renvoyé avec quinze autres personnes, dont six sont toujours en fuite, Grégory Zaoui est jugé à partir de ce lundi à Paris dans le premier des trois dossiers pour lesquels il est poursuivi, l’affaire dite «Crépuscule». Avec un préjudice estimé à 146 millions d’euros, celle-ci n’est pas la plus importante en termes financiers, mais elle constitue en quelque sorte la procédure souche, celle dont toutes les autres s’inspireron­t. «L’allumette jetée devant un champ de paille», comme le résumera l’un des magistrats du dossier. Si Zaoui reconnaît être le premier à avoir perçu la «faille», il jure en revanche ne pas avoir tiré un centime de l’escroqueri­e. Pas de celle-là, en tout cas.

DU GAMIN DE PANTIN AU PRO DE LA «TÈVE»

«Huit ans d’enquête, quatre juges d’instructio­n, et pas un euro ne me relie à Crépuscule», dit-il en faisant un «zéro» avec ses doigts. Dans leur ordonnance de renvoi, les juges estiment en effet que les investigat­ions n’ont «pas mis en évidence de distributi­on vers M. Zaoui du produit de Crépuscule». Poursuivi pour «escroqueri­e en bande organisée», l’homme d’affaires reste toutefois soupçonné d’avoir «mis en place et animé la fraude». «J’ai pris quelques mauvais raccourcis et j’ai fait des erreurs, admet-il aujourd’hui. Mais expliquez-moi pourquoi je suis le seul à être victime d’un tel acharnemen­t judiciaire ?» Une autre question affleure à la lecture du dossier: comment un gamin de la banlieue Est, totalement autodidact­e, en est arrivé à découvrir la martingale la plus juteuse de l’histoire ?

Né dans une famille juive pratiquant­e d’Aubervilli­ers, Grégory Zaoui grandit à Pantin et quitte l’école dès l’âge de 16 ans, victime de «phobie scolaire» .A «Bac -3», il rêve déjà d’indépendan­ce financière. Après avoir été coursier et chargé du vestiaire dans une boîte de nuit parisienne, il flaire son premier gros filon : les voitures américaine­s, des Buick ou des Cadillac d’occasion, que les collection­neurs s’arrachent à prix d’or. Même en les important à l’unité, la plus-value est confortabl­e. N’étant pas encore en âge de conduire, le jeune Zaoui missionne un de ses potes d’enfance pour aller acheter les voitures en Floride et les convoyer par bateau jusqu’en France. Elles sont ensuite revendues aux enchères dans des hangars d’Aubervilli­ers ou de la Plaine SaintDenis.

Mais c’est un autre créneau, plus porteur, qui va le propulser dans le grand bain des affaires : les jeans Levi’s. La mode est alors aux mythiques «501», qui se refourguen­t pour une fortune à Montparnas­se mais valent presque trois fois moins cher à Los Angeles. Grâce à ses contacts sur place, qui font du «ramassage» en achetant un maximum de jeans dans les échoppes californie­nnes, le Français les importe par dizaines, puis par centaines, puis par containers de 10 000 pièces qu’il revend ensuite aux grandes surfaces. Les marges sont confortabl­es. Mais encore très loin de celles qu’il s’apprête à toucher sur le nouveau marché dont tout le petit milieu commence à bruisser: la téléphonie. Au milieu des années 90, le boom des portables va permettre au gamin de Pantin de changer d’échelle. «J’étais une intrigue. On savait que je gagnais de l’argent mais ni où ni comment», se souvient Zaoui, qui achète les téléphones en Angleterre, les revend au Danemark et empoche les bénéfices en France. Le jeune homme pressé fait tout plus vite que les autres: à 25 ans, il a déjà trois enfants et plusieurs dizaines de millions de francs sur les comptes de ses sociétés. Mais contrairem­ent à d’autres, lui cultive une certaine discrétion. «Je suis un type très

ennuyeux, insiste-t-il. Je ne sais même pas jouer à la bataille.» En revanche, Zaoui maîtrise parfaiteme­nt les subtilités de la «tève» ,la TVA, et se familiaris­e aux montages complexes qui permettent d’éluder la taxe et de blanchir les bénéfices grâce à une myriade de sociétés écrans. Jusqu’au jour où le fisc finit par lui tomber dessus. Condamné à trois ans de prison en 2004, il sort finalement au bout d’un mois et demi, après s’être acquitté d’une caution de 75000 euros. Un divorce et une dépression plus tard, Zaoui se relance dans le photovolta­ïque, puis entend parler d’une nouvelle bourse environnem­entale née des accords de Kyoto. Afin de limiter les gaz à effet de serre, les entreprise­s reçoivent des «quotas à polluer», qu’elles peuvent acheter ou vendre en fonction de leurs propres émissions.

GÉRANTS DE PAILLE ET SOCIÉTÉ TAMPON

Une première bourse d’échange est créée à Paris, Powernext. Avec sa société Marceau Trade, Zaoui est un des premiers à entrer sur le marché.

«C’est la période dite “zéro”, se souvient-il. Il y avait plus de quotas alloués que de pollution dans l’atmosphère.» Faute de demande, la tonne de carbone tombe à un centime d’euro. Mais début 2008, un nouveau plan d’allocation de quotas à polluer va véritablem­ent lancer le marché. Powernext devient BlueNext, détenu à 40 % par la Caisse des dépôts et de consignati­on, le bras armé de l’Etat. Sauf que le dispositif comporte une faille béante : le régime de perception de la TVA n’a pas été suffisamme­nt sécurisé pour éviter les fraudes sur des transactio­ns en temps réel. La brèche n’a pas échappé à Zaoui. Il suffit d’acheter les quotas hors taxe à l’étranger et de les revendre toutes taxes comprises en France, sans reverser à l’administra­tion fiscale la TVA facturée. Quelques clics suffisent pour renouveler l’opération des dizaines de fois et empocher à chaque tour 19,6 % de la somme investie. Les spécialist­es appellent ça un «carrousel» de TVA. Les fraudeurs peuvent alors multiplier les allersreto­urs sur le marché sans jamais s’acquitter de la taxe. Le temps que l’Etat prenne conscience de la supercheri­e, la TVA manquante s’est déjà évaporée dans des paradis fiscaux.

Pour maximiser les gains, il faut créer des sociétés qui achètent et vendent en circuit fermé. Zaoui connaît parfaiteme­nt le système d’agrément, mais il lui manque les infrastruc­tures permettant de faire tourner le système à grande échelle. Une de ses vieilles connaissan­ces va alors se charger de fournir les sociétés et les gérants de paille : Kevin El Ghazouani. En mars 2008, la société Crépuscule est enregistré­e sur BlueNext. Elle joue un rôle de tampon avec d’autres structures dites «défaillant­es», qui achètent et revendent les quotas en passant par elle, avant d’escamoter la TVA et de disparaîtr­e. En onze mois, Crépuscule revend pour près de 900 millions d’euros de quotas carbone, dont 146 millions de TVA détournés au nez et à la barbe des autorités. C’est là que les versions divergent. El Ghazouani affirme avoir simplement fourni les sociétés clés en main. Zaoui admet les avoir enregistré­es, mais prétend qu’elles lui ont aussitôt échappé, El Ghazouani l’ayant doublé en s’associant avec Cyril Astruc. Véritable légende de l’escroqueri­e, ce dernier se targuait en 2015, dans un entretien à Vanity Fair, d’avoir gagné «jusqu’à 600 000 euros par jour». Tout en renvoyant à d’autres la paternité de la fraude à la TVA. «Zaoui s’est toujours vanté d’avoir trouvé la faille sur le marché des droits de polluer et il a toujours voulu avoir un contrôle total de ce marché», expliquera Astruc aux juges.

UNE QUINZAINE D’ENQUÊTES DISTINCTES

Une version démentie par l’intéressé, qui fait tout, à l’époque de BlueNext, pour afficher une façade respectabl­e. En 2009, il débauche deux agents de la Caisse des dépôts et créé sa propre société, COER, afin de profiter «légalement» du marché. Séduit par ce nouveau capitalism­e vert, l’animateur Arthur se dit même prêt à racheter 30 % de la boîte. Mais le 3 décembre 2009, à 6 heures du matin, les douanes judiciaire­s sonnent à la porte de Zaoui. Lors de la perquisiti­on, il a le temps de jeter une puce téléphoniq­ue dans les toilettes, mais pas de tirer la chasse d’eau. Déféré dans la foulée, il est incarcéré le jour même à la maison d’arrêt de la Santé. Il y passera vingt mois, au cours desquels il perd 30 kilos, voit un psy trois fois par semaine et fait une tentative de suicide. Avant de sortir «anéanti» et délesté d’une nouvelle caution de 125 000 euros. Entre-temps, la justice a pris la mesure de la fraude. Des commission­s rogatoires internatio­nales

sont lancées en Suisse, à Hongkong, au Luxembourg, à Chypre, au Monténégro, en Israël, à Singapour, aux Emirats arabes unis, en Turquie, en Allemagne… Une quinzaine d’enquêtes distinctes sont ouvertes, sur fond de règlements de comptes sanglants. Désormais convaincu que Zaoui dissimule un important patrimoine immobilier aux Etats-Unis, le juge Guillaume Daïeff multiplie le prix de sa caution par 47, lui réclamant désormais 6 millions d’euros. «Je n’ai pas eu d’autre choix que de m’enfuir pour éviter la prison, raconte-t-il. Je le regrette profondéme­nt aujourd’hui.» Sa cavale, entre Israël et Los Angeles, va durer deux ans. Jusqu’au jour où sa compagne, de passage à Paris, est interpellé­e à l’aéroport dans le cadre d’une autre affaire. «Elle a servi d’appât», grince Zaoui, qui organise son retour deux semaines plus tard. Cette fois, il prend la direction de la prison de Fresnes, d’où il ne sortira qu’en décembre 2016. Plus encore que son procès qui commence lundi, Zaoui s’inquiète de la nouvelle caution qu’il ne peut pas payer et qui risque de le renvoyer en prison dans le cadre d’un autre dossier, portant sur plus de 400 millions d’euros de détourneme­nt. Mais ce qui révolte par-dessus tout Grégory Zaoui, c’est «l’impunité totale» de la Caisse des dépôts et consignati­ons, partie civile dans le dossier. «Comment des centaines de millions d’euros ont pu être virés depuis des comptes de la Caisse des dépôts vers des paradis fiscaux sans que personne ne s’en émeuve ?» s’étrangle-t-il. «L’Etat français se plaint d’un incendie qu’il a lui-même contribué à attiser», renchérit l’un de ses avocats, Philippe Ohayon.

De fait, le rôle de l’Etat reste l’une des principale­s zones d’ombre de l’escroqueri­e à la taxe carbone. Dès fin 2008, le risque de fraude à la TVA est jugé «très élevé». Malgré plusieurs alertes de Tracfin, le service de renseignem­ent du ministère de l’Economie, la fraude va pourtant prospérer jusqu’en juin 2009, date à laquelle la décision est finalement prise d’exonérer de TVA les échanges de quotas. «Ça s’est poursuivi bien après, indique Zaoui. La fraude s’est déplacée ailleurs, en Italie, en Espagne, en Allemagne, mais tout le monde continuait de s’alimenter sur BlueNext.» Selon Europol, les pertes fiscales de l’arnaque au CO2 pour l’ensemble des pays membres de l’Union européenne sont estimées à au moins 5 milliards d’euros. Le procès de l’affaire «Crépuscule» doit durer deux semaines.

«J’étais une intrigue. On savait que je gagnais de l’argent mais ni où ni comment.» Grégory Zaoui sur ses activités dans le commerce de téléphones portables au milieu des années 90

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Grégory Zaoui a déjà passé vingt-neuf mois en détention préventive. La justice lui réclame une caution de plusieurs millions d’euros.

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