Johann Chapoutot «L’histoire du nazisme peut nous libérer du fatalisme»
Qu’y a-t-il de commun entre les années 30 et aujourd’hui ? Pas la puissance de la réflexion idéologique à l’extrême droite. Arrêtons de tracer des parallèles qui n’existent pas, estime l’historien et chroniqueur à «Libération». Mais peut-être faut-il comp
Comparer la montée de l’extrême droite en France à l’émergence du nazisme revient sans cesse comme s’il fallait absolument, pour combattre le Front national, l’assimiler au Parti national-socialiste. Fascisme et nazisme utilisés à tort et à travers finissent par ne plus avoir de sens. Comment combattre l’ennemi si on ne sait pas le désigner ? Les tergiversations du FN en matière économiques disent assez que le travail de réflexion a été abandonné quand le travail idéologique a été au centre de la montée des fascismes en Europe et du nazisme en Allemagne, rappelle Johann Chapoutot, spécialiste de l’Allemagne hitlérienne dans un livre paru récemment, la Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). Avec la montée du Front national, on voit ressortir des parallèles avec les années 30 et l’accession des nazis au pouvoir…
La comparaison est permanente sans être pertinente. Les années 30 sont une période de ressassement de la Première Guerre mondiale, qui est l’expérience d’une violence de masse inédite dans l’histoire de l’humanité avec 80 millions d’hommes au combat, des sociétés presque totalement mobilisées à l’arrière et plus de 10 millions de morts. Et la crise de 1929 se propage des Etats-Unis à l’Europe. Nous ne sommes pas du tout dans ce contexte culturel et anthropologique. L’option du recours à la violence n’est pas posée dans les mêmes termes. A l’époque, elle est pratiquée, légitimée par les ligues d’extrême droite et par les groupes d’extrême gauche. Ça n’est plus le cas aujourd’hui, et heureusement.
Le sentiment d’abandon est-il un point commun ?
Je parlerais plutôt d’un sentiment diffus de ne plus maîtriser son destin que l’on retrouve aujourd’hui. Mais à l’époque, c’est la rupture avec la société d’avant qu’il faut mesurer. Les solidarités traditionnelles au sein de la famille, du village ou de la paroisse disparaissent à partir des années 1880 en Allemagne, mais la «communauté du peuple» connaît un réel succès avec le nazisme. De nouvelles solidarités apparaissent avec les ligues d’anciens combattants par exemple, voire une forme de renouveau religieux. Les partis politiques, avec les associations sportives ou culturelles qui gravitaient autour d’eux, ont pris le relais, renforçant le sentiment vivace d’être dans un réseau serré de solidarité. Tout cela s’est étiolé avec l’essoufflement partidaire et syndical tout au long du XXe et en ce début de XXIe siècle.
La lutte et la construction idéologique sont bouillonnantes dans les années 30…
Il faut faire attention à un point quand on parle de la fin des idéologies. Cela masque trop souvent le fait que le «néolibéralisme», pour aller vite, est une idéologie puissante, dominante. Mais il y a, c’est vrai, une quasi-absence de travail idéologique aujourd’hui, sauf peut-être à gauche, dans une gauche radicale, autour de La France insoumise notamment. Mélenchon incarne encore le tribun philosophe. Il accorde une grande importance au travail idéologique, à la réflexion. A droite, c’est du pragmatisme keynésiano-libéral. Quant au PS, mis à part le renouvellement prôné par Benoît Hamon, on ne sait plus très bien ce qu’il propose au-delà d’un consensus européen et social-démocrate, voire social-libéral – le même consensus qu’à droite, avec quelques bémols sociétaux. Au FN, ce qui est très frappant, c’est qu’on ne retrouve pas ce travail de culture politique ou de réflexion économique. L’exemple vient d’en haut. Quand on voit Marine Le Pen, lors du débat face à Emmanuel Macron, s’en tenir à l’invective sans avoir d’arguments à développer, on constate que le travail idéologique, force de l’extrême droite traditionnelle avec des figures telles que Charles Maurras, voire François Duprat dans les années 70, n’est plus à l’ordre du jour.
Dans la Révolution culturelle nazie (1), vous montrez que l’assise idéologique nazie s’appuyait sur un gigantesque travail intellectuel…
Dans tous les domaines des sciences humaines, le droit, l’économie, la philosophie, dans la biologie et toutes les sciences en général se met en place une refonte de la pensée. Ce travail répond à un triple bouleversement de la société: à court terme, c’est la grande récession qui met en échec le libéralisme. A moyen terme, il y a l’onde de choc de la Première Guerre mondiale qui s’ajoute à un traumatisme plus profond encore, celui de la révolution industrielle. En Allemagne, le paysage a été totalement bouleversé en quarante-cinq ans, entre 1870 et 1914.
Le travail idéologique, force de l’extrême droite traditionnelle avec des figures telles que Charles Maurras, voire François Duprat dans les années 70, n’est plus à l’ordre du jour.
On peut parler de cette «société anonyme» décrite par la sociologie naissante, où apparaît l’individu qui passe d’une solidarité organique à une quasi-absence de solidarité mécanique, à la solitude, voire à la déshérence. Presque tout le monde est perdu, les repères se brouillent. 1871, la Commune de Paris, 1905 et 1917, les révolutions russes et ses prolongements en Bavière en 1918-1919 avec la révolution soviétique de Munich, achèvent d’ébranler l’Allemagne. Face à ces bouleversements, des intellectuels se mobilisent pour reconstruire des bases anthropologiques solides. Pendant les années 20, se met en place une entreprise idéologique qui entre en symbiose avec celle des nazis, pour être transformée et intégrée dans l’appareil d’Etat à compter de 1933. Il s’agit d’abord de détruire l’héritage des Lumières. Les inégalités biologiques sont réaffirmées contre les rêves d’égalité de la Révolution française; l’hérédité s’oppose à la liberté, dont la «science» et le «réel» montrent l’inanité; la communauté s’impose face à l’individu; la nation contre l’international; la race contre le cosmopolitisme. Les nazis écartent toute transcendance fumeuse, le dieu des judéo-chrétiens. Le repère, c’est le sang. La certitude est là. La foi nouvelle adresse sa prière à une réalité tangible, attestée par un travail scientifique. A l’époque, la médecine, la génétique, la biologie montrent l’importance de l’hérédité, donnent raison à ce retour aux origines biologiques et culturelles de la race prôné par les nazis. On a donc un mouvement d’idée tout à la fois réactionnaire et profondément moderne. La raciologie est enseignée aux Etats-Unis, des lois eugénistes voient le jour en Scandinavie ou en Suisse. Ça n’est pas propre à l’Allemagne. Il n’y a dès lors plus besoin de contrat social, de cité rousseauiste ou même de lois ? Il y a une réalité organique, le peuple déterminé par le sang, et tout prouve que nous avons raison, disent les nazis. La loi de la nature prévaut et la science le prouve. La refondation du droit est spectaculaire de ce point de vue. Hans Frank, un éminent juriste, qui sera gouverneur général de Pologne, a une formule très simple: «Le droit, c’est ce qui sert le peuple allemand.» On voit quel potentiel de légitimation contient cette formule: est légal et moral tout acte qui sert la race… Abattre un enfant au bord d’une fosse est «juste» si cela sert le peuple allemand. Peut-on tracer la frontière qui sépare les différents fascismes et le nazisme ? C’est la gauche des années 20 et 30 qui, sous le choc du fascisme italien, rassembla sous l’appellation de «fascisme» tous les régimes qui couvraient le spectre de la droite radicale, du national-catholicisme d’un Salazar au nazisme, en passant par Horthy en Hongrie ou Vichy en France. Etait «fasciste» tout ce qui était hostile à la classe ouvrière et à l’internationalisme, tout ce qui relevait de la réaction d’une «bourgeoisie» aux abois face aux «masses» et à la crise du libéralisme. Après 1945, on confond le «fascisme» et ses avatars encore vivaces, comme le salazarisme au Portugal, le franquisme en Espagne, les colonels grecs ou les dictatures latino-américaines, avec le nazisme. Or les projets et les régimes sont différents : les nationauxcatholicismes (Franco, Salazar, Pétain…) ne sont pas impérialistes, contrairement au fascisme italien. Ce dernier n’est en outre pas obsédé de biologie. Le nazisme est irréductible à une terminologie globalisante : les fascismes.
A quoi sert l’histoire si les deux époques n’ont rien à voir ?
Il faut revenir à ce point commun que nous évoquions, cette évidence supposée du «réel», défendue à l’époque par les économistes libéraux depuis le XIXe siècle. La «réalité» s’impose : jamais définie, jamais interrogée, elle vient anesthésier toute réflexion et disqualifier comme «utopique» toute idée non orthodoxe. D’où un fatalisme qui, en économie comme dans la perception que nous avons de notre propre être historique, est luimême… fatal. C’est la condescendance technocratique du macronisme ou de l’«àquoibonisme» hollandiste dérivés du giscardobarrisme des années 70. L’histoire de la montée du nazisme peut nous libérer du fatalisme ambiant. Il faut lire Pour une histoire des possibles, de Deluermoz et Singaravélou (2) sur le contrefactuel et la réouverture du récit et du temps, qui permet de défataliser l’histoire. On peut lire Une autre histoire des «Trente Glorieuses» (3) ou les travaux de François Jarrige avec Technociritiques (4) qui réinterrogent les évidences du grand récit : «Révolution industrielle» ? «Haute croissance» ? «Trente glorieuses» ? Ils nous aident à penser l’histoire, donc à la vivre et à la faire.