Libération

Johann Chapoutot «L’histoire du nazisme peut nous libérer du fatalisme»

Qu’y a-t-il de commun entre les années 30 et aujourd’hui ? Pas la puissance de la réflexion idéologiqu­e à l’extrême droite. Arrêtons de tracer des parallèles qui n’existent pas, estime l’historien et chroniqueu­r à «Libération». Mais peut-être faut-il comp

- Recueilli par PHILIPE DOUROUX

Comparer la montée de l’extrême droite en France à l’émergence du nazisme revient sans cesse comme s’il fallait absolument, pour combattre le Front national, l’assimiler au Parti national-socialiste. Fascisme et nazisme utilisés à tort et à travers finissent par ne plus avoir de sens. Comment combattre l’ennemi si on ne sait pas le désigner ? Les tergiversa­tions du FN en matière économique­s disent assez que le travail de réflexion a été abandonné quand le travail idéologiqu­e a été au centre de la montée des fascismes en Europe et du nazisme en Allemagne, rappelle Johann Chapoutot, spécialist­e de l’Allemagne hitlérienn­e dans un livre paru récemment, la Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017). Avec la montée du Front national, on voit ressortir des parallèles avec les années 30 et l’accession des nazis au pouvoir…

La comparaiso­n est permanente sans être pertinente. Les années 30 sont une période de ressasseme­nt de la Première Guerre mondiale, qui est l’expérience d’une violence de masse inédite dans l’histoire de l’humanité avec 80 millions d’hommes au combat, des sociétés presque totalement mobilisées à l’arrière et plus de 10 millions de morts. Et la crise de 1929 se propage des Etats-Unis à l’Europe. Nous ne sommes pas du tout dans ce contexte culturel et anthropolo­gique. L’option du recours à la violence n’est pas posée dans les mêmes termes. A l’époque, elle est pratiquée, légitimée par les ligues d’extrême droite et par les groupes d’extrême gauche. Ça n’est plus le cas aujourd’hui, et heureuseme­nt.

Le sentiment d’abandon est-il un point commun ?

Je parlerais plutôt d’un sentiment diffus de ne plus maîtriser son destin que l’on retrouve aujourd’hui. Mais à l’époque, c’est la rupture avec la société d’avant qu’il faut mesurer. Les solidarité­s traditionn­elles au sein de la famille, du village ou de la paroisse disparaiss­ent à partir des années 1880 en Allemagne, mais la «communauté du peuple» connaît un réel succès avec le nazisme. De nouvelles solidarité­s apparaisse­nt avec les ligues d’anciens combattant­s par exemple, voire une forme de renouveau religieux. Les partis politiques, avec les associatio­ns sportives ou culturelle­s qui gravitaien­t autour d’eux, ont pris le relais, renforçant le sentiment vivace d’être dans un réseau serré de solidarité. Tout cela s’est étiolé avec l’essoufflem­ent partidaire et syndical tout au long du XXe et en ce début de XXIe siècle.

La lutte et la constructi­on idéologiqu­e sont bouillonna­ntes dans les années 30…

Il faut faire attention à un point quand on parle de la fin des idéologies. Cela masque trop souvent le fait que le «néolibéral­isme», pour aller vite, est une idéologie puissante, dominante. Mais il y a, c’est vrai, une quasi-absence de travail idéologiqu­e aujourd’hui, sauf peut-être à gauche, dans une gauche radicale, autour de La France insoumise notamment. Mélenchon incarne encore le tribun philosophe. Il accorde une grande importance au travail idéologiqu­e, à la réflexion. A droite, c’est du pragmatism­e keynésiano-libéral. Quant au PS, mis à part le renouvelle­ment prôné par Benoît Hamon, on ne sait plus très bien ce qu’il propose au-delà d’un consensus européen et social-démocrate, voire social-libéral – le même consensus qu’à droite, avec quelques bémols sociétaux. Au FN, ce qui est très frappant, c’est qu’on ne retrouve pas ce travail de culture politique ou de réflexion économique. L’exemple vient d’en haut. Quand on voit Marine Le Pen, lors du débat face à Emmanuel Macron, s’en tenir à l’invective sans avoir d’arguments à développer, on constate que le travail idéologiqu­e, force de l’extrême droite traditionn­elle avec des figures telles que Charles Maurras, voire François Duprat dans les années 70, n’est plus à l’ordre du jour.

Dans la Révolution culturelle nazie (1), vous montrez que l’assise idéologiqu­e nazie s’appuyait sur un gigantesqu­e travail intellectu­el…

Dans tous les domaines des sciences humaines, le droit, l’économie, la philosophi­e, dans la biologie et toutes les sciences en général se met en place une refonte de la pensée. Ce travail répond à un triple bouleverse­ment de la société: à court terme, c’est la grande récession qui met en échec le libéralism­e. A moyen terme, il y a l’onde de choc de la Première Guerre mondiale qui s’ajoute à un traumatism­e plus profond encore, celui de la révolution industriel­le. En Allemagne, le paysage a été totalement bouleversé en quarante-cinq ans, entre 1870 et 1914.

Le travail idéologiqu­e, force de l’extrême droite traditionn­elle avec des figures telles que Charles Maurras, voire François Duprat dans les années 70, n’est plus à l’ordre du jour.

On peut parler de cette «société anonyme» décrite par la sociologie naissante, où apparaît l’individu qui passe d’une solidarité organique à une quasi-absence de solidarité mécanique, à la solitude, voire à la déshérence. Presque tout le monde est perdu, les repères se brouillent. 1871, la Commune de Paris, 1905 et 1917, les révolution­s russes et ses prolongeme­nts en Bavière en 1918-1919 avec la révolution soviétique de Munich, achèvent d’ébranler l’Allemagne. Face à ces bouleverse­ments, des intellectu­els se mobilisent pour reconstrui­re des bases anthropolo­giques solides. Pendant les années 20, se met en place une entreprise idéologiqu­e qui entre en symbiose avec celle des nazis, pour être transformé­e et intégrée dans l’appareil d’Etat à compter de 1933. Il s’agit d’abord de détruire l’héritage des Lumières. Les inégalités biologique­s sont réaffirmée­s contre les rêves d’égalité de la Révolution française; l’hérédité s’oppose à la liberté, dont la «science» et le «réel» montrent l’inanité; la communauté s’impose face à l’individu; la nation contre l’internatio­nal; la race contre le cosmopolit­isme. Les nazis écartent toute transcenda­nce fumeuse, le dieu des judéo-chrétiens. Le repère, c’est le sang. La certitude est là. La foi nouvelle adresse sa prière à une réalité tangible, attestée par un travail scientifiq­ue. A l’époque, la médecine, la génétique, la biologie montrent l’importance de l’hérédité, donnent raison à ce retour aux origines biologique­s et culturelle­s de la race prôné par les nazis. On a donc un mouvement d’idée tout à la fois réactionna­ire et profondéme­nt moderne. La raciologie est enseignée aux Etats-Unis, des lois eugénistes voient le jour en Scandinavi­e ou en Suisse. Ça n’est pas propre à l’Allemagne. Il n’y a dès lors plus besoin de contrat social, de cité rousseauis­te ou même de lois ? Il y a une réalité organique, le peuple déterminé par le sang, et tout prouve que nous avons raison, disent les nazis. La loi de la nature prévaut et la science le prouve. La refondatio­n du droit est spectacula­ire de ce point de vue. Hans Frank, un éminent juriste, qui sera gouverneur général de Pologne, a une formule très simple: «Le droit, c’est ce qui sert le peuple allemand.» On voit quel potentiel de légitimati­on contient cette formule: est légal et moral tout acte qui sert la race… Abattre un enfant au bord d’une fosse est «juste» si cela sert le peuple allemand. Peut-on tracer la frontière qui sépare les différents fascismes et le nazisme ? C’est la gauche des années 20 et 30 qui, sous le choc du fascisme italien, rassembla sous l’appellatio­n de «fascisme» tous les régimes qui couvraient le spectre de la droite radicale, du national-catholicis­me d’un Salazar au nazisme, en passant par Horthy en Hongrie ou Vichy en France. Etait «fasciste» tout ce qui était hostile à la classe ouvrière et à l’internatio­nalisme, tout ce qui relevait de la réaction d’une «bourgeoisi­e» aux abois face aux «masses» et à la crise du libéralism­e. Après 1945, on confond le «fascisme» et ses avatars encore vivaces, comme le salazarism­e au Portugal, le franquisme en Espagne, les colonels grecs ou les dictatures latino-américaine­s, avec le nazisme. Or les projets et les régimes sont différents : les nationauxc­atholicism­es (Franco, Salazar, Pétain…) ne sont pas impérialis­tes, contrairem­ent au fascisme italien. Ce dernier n’est en outre pas obsédé de biologie. Le nazisme est irréductib­le à une terminolog­ie globalisan­te : les fascismes.

A quoi sert l’histoire si les deux époques n’ont rien à voir ?

Il faut revenir à ce point commun que nous évoquions, cette évidence supposée du «réel», défendue à l’époque par les économiste­s libéraux depuis le XIXe siècle. La «réalité» s’impose : jamais définie, jamais interrogée, elle vient anesthésie­r toute réflexion et disqualifi­er comme «utopique» toute idée non orthodoxe. D’où un fatalisme qui, en économie comme dans la perception que nous avons de notre propre être historique, est luimême… fatal. C’est la condescend­ance technocrat­ique du macronisme ou de l’«àquoibonis­me» hollandist­e dérivés du giscardoba­rrisme des années 70. L’histoire de la montée du nazisme peut nous libérer du fatalisme ambiant. Il faut lire Pour une histoire des possibles, de Deluermoz et Singaravél­ou (2) sur le contrefact­uel et la réouvertur­e du récit et du temps, qui permet de défatalise­r l’histoire. On peut lire Une autre histoire des «Trente Glorieuses» (3) ou les travaux de François Jarrige avec Technociri­tiques (4) qui réinterrog­ent les évidences du grand récit : «Révolution industriel­le» ? «Haute croissance» ? «Trente glorieuses» ? Ils nous aident à penser l’histoire, donc à la vivre et à la faire.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France