Libération

Hanouna, une fable macronienn­e

Après le dernier dérapage de Cyril Hanouna, ce sont des internaute­s, et non pas le CSA, qui ont poussé les annonceurs de «Touche pas à mon poste» à réagir. L’animateur a dû s’excuser, une première.

- Par DANIEL SCHNEIDERM­ANN

Le plus frappant, dans les articles sur Touche pas à mon poste, c’est leur réticence à appeler cette émission par son nom : télé-poubelle. S’agissant d’émissions étrangères, on n’hésite pas. Mais quand les choses concernent son propre pays, quand elles impliquent des visages vaguement familiers, alors non. Impossibil­ité de nommer. Pudeurs de gazelles. La télé-poubelle française porte donc un nom : Cyril Hanouna. L’émission de cet animateur-producteur est diffusée sur une des chaînes d’un oligarque français nommé Vincent Bolloré. Voici quelques jours, l’émission-poubelle diffuse un canular homophobe. Ayant passé une annonce sexuelle gay, l’animateur piège en direct plusieurs correspond­ants. A la suite du canular, l’un d’eux, paraît-il, est renvoyé de chez ses parents, qui ne le savaient pas homosexuel. Les associatio­ns anti-homophobie font valoir que ce genre d’émission déculpabil­ise l’homophobie ordinaire, parfois meurtrière. Le Conseil supérieur de l’audiovisue­l reçoit 25 000 plaintes. Le CSA est un organisme ayant les apparences de l’indépendan­ce, auquel l’Etat, depuis bien longtemps, a délégué les affaires empoisonna­ntes de la télévision. C’était une sage décision. Quand les journaux évoquent cet aréopage, ils disent d’ailleurs «les Sages du CSA» – avec majuscule. Mais dans sa sagesse suprême, l’Etat n’a pas voulu que «les Sages du CSA» traitent seuls ces affaires délicates. Il lui a demandé de les déléguer lui-même à un «rapporteur spécial», nommé dans un autre aréopage, le Conseil d’Etat (organisme également peuplé de «Sages»). La rumeur affirme que les deux bandes de «Sages» entretienn­ent les rapports de rivalité de deux troupeaux se partageant le même pâturage. N’en croyons rien. Entre «Sages» !

Depuis l’automne, le rapporteur indépendan­t instruit plusieurs dossiers de l’émission-poubelle Touche pas à mon poste. Elle a en effet déjà fait l’objet de deux plaintes. Une première, lorsque l’animateur Hanouna avait amené, par surprise, une des chroniqueu­ses à toucher son sexe. Une autre lorsque le même animateur avait fait croire à un autre chroniqueu­r qu’il avait commis un crime et avait tenté de l’amener à en prendre la responsabi­lité (c’est intentionn­ellement que le nom de ces chro-

Tout aurait pu rouler ainsi jusqu’à la fin des temps si des internaute­s ne s’étaient pas mis en tête d’interpelle­r les annonceurs de la télé-poubelle. Lesquels, flairant le gros bad buzz, se sont engagés dans une course frénétique au désengagem­ent.

niqueurs n’est pas mentionné ici. Pour ne pas contribuer à l’effet de familiarit­é qui amène à l’autocensur­e du terme «télépoubel­le»). On imagine la perplexité du rapporteur indépendan­t. D’autant que c’est un homme sérieux. Le rapporteur indépendan­t Régis Fraisse, 64 ans, est non seulement conseiller d’Etat, mais aussi président de la cour administra­tive d’appel de Lyon. C’est donc vraisembla­blement de Lyon qu’il rédige ses rapports sur la télé-poubelle. Pourquoi pas ? Lyon bénéficie certaineme­nt d’excellente­s connexions internet. Peut-être regarde-t-il les émissions-poubelle pendant les audiences de la cour d’appel administra­tive de Lyon. On le comprend. Elles ne doivent pas être folichonne­s tous les jours, ces audiences. Le rapporteur indépendan­t est aussi professeur associé à l’université JeanMoulin Lyon-3. Et ce n’est toujours pas tout. Il est enfin membre de la mission créée en 2015 sur l’avenir institutio­nnel de la Nouvelle-Calédonie. C’est déjà plus compliqué à cumuler. Vous me direz qu’il y a l’avion (ParisNoumé­a, une trentaine d’heures de vol). Ça laisse le temps de visionner pas mal d’heures de télé-poubelle. Bref, on comprend que Bolloré et Hanouna tremblent. Re-bref, le rapporteur indépendan­t est si perplexe qu’il ne rend jamais ses rapports.

Tout aurait pu rouler ainsi jusqu’à la fin des temps si des internaute­s ne s’étaient pas mis en tête d’interpelle­r sur Twitter les annonceurs de la télé-poubelle. Lesquels annonceurs, flairant le gros bad buzz, se sont en quelques heures engagés dans une course frénétique au désengagem­ent de l’émissionpo­ubelle, forçant pour la première fois l’animateur à une sorte de mea culpa. Ce sont donc les annonceurs, les annonceurs pousse-à-la-courseà-l’audience, les annonceurs pousse-au-clic, les annonceurs pousse-au-dérapage, qui auront réussi là où l’Etat n’agite que de vieux sabres de bois : sanctionne­r les oligarques qui s’accaparent les fréquences audiovisue­lles – bien public – pour y diffuser des émissions incitant à la discrimina­tion. Vivent donc les vertueux annonceurs qui, jusqu’à la semaine dernière, ne s’étaient rendu compte de rien, les pauvres. Vivent les héros de cette fable macronienn­e qui a vu triompher l’alliance du capital et des multitudes numériques. Moralité ? Aucune. •

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