Hanouna, une fable macronienne
Après le dernier dérapage de Cyril Hanouna, ce sont des internautes, et non pas le CSA, qui ont poussé les annonceurs de «Touche pas à mon poste» à réagir. L’animateur a dû s’excuser, une première.
Le plus frappant, dans les articles sur Touche pas à mon poste, c’est leur réticence à appeler cette émission par son nom : télé-poubelle. S’agissant d’émissions étrangères, on n’hésite pas. Mais quand les choses concernent son propre pays, quand elles impliquent des visages vaguement familiers, alors non. Impossibilité de nommer. Pudeurs de gazelles. La télé-poubelle française porte donc un nom : Cyril Hanouna. L’émission de cet animateur-producteur est diffusée sur une des chaînes d’un oligarque français nommé Vincent Bolloré. Voici quelques jours, l’émission-poubelle diffuse un canular homophobe. Ayant passé une annonce sexuelle gay, l’animateur piège en direct plusieurs correspondants. A la suite du canular, l’un d’eux, paraît-il, est renvoyé de chez ses parents, qui ne le savaient pas homosexuel. Les associations anti-homophobie font valoir que ce genre d’émission déculpabilise l’homophobie ordinaire, parfois meurtrière. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel reçoit 25 000 plaintes. Le CSA est un organisme ayant les apparences de l’indépendance, auquel l’Etat, depuis bien longtemps, a délégué les affaires empoisonnantes de la télévision. C’était une sage décision. Quand les journaux évoquent cet aréopage, ils disent d’ailleurs «les Sages du CSA» – avec majuscule. Mais dans sa sagesse suprême, l’Etat n’a pas voulu que «les Sages du CSA» traitent seuls ces affaires délicates. Il lui a demandé de les déléguer lui-même à un «rapporteur spécial», nommé dans un autre aréopage, le Conseil d’Etat (organisme également peuplé de «Sages»). La rumeur affirme que les deux bandes de «Sages» entretiennent les rapports de rivalité de deux troupeaux se partageant le même pâturage. N’en croyons rien. Entre «Sages» !
Depuis l’automne, le rapporteur indépendant instruit plusieurs dossiers de l’émission-poubelle Touche pas à mon poste. Elle a en effet déjà fait l’objet de deux plaintes. Une première, lorsque l’animateur Hanouna avait amené, par surprise, une des chroniqueuses à toucher son sexe. Une autre lorsque le même animateur avait fait croire à un autre chroniqueur qu’il avait commis un crime et avait tenté de l’amener à en prendre la responsabilité (c’est intentionnellement que le nom de ces chro-
Tout aurait pu rouler ainsi jusqu’à la fin des temps si des internautes ne s’étaient pas mis en tête d’interpeller les annonceurs de la télé-poubelle. Lesquels, flairant le gros bad buzz, se sont engagés dans une course frénétique au désengagement.
niqueurs n’est pas mentionné ici. Pour ne pas contribuer à l’effet de familiarité qui amène à l’autocensure du terme «télépoubelle»). On imagine la perplexité du rapporteur indépendant. D’autant que c’est un homme sérieux. Le rapporteur indépendant Régis Fraisse, 64 ans, est non seulement conseiller d’Etat, mais aussi président de la cour administrative d’appel de Lyon. C’est donc vraisemblablement de Lyon qu’il rédige ses rapports sur la télé-poubelle. Pourquoi pas ? Lyon bénéficie certainement d’excellentes connexions internet. Peut-être regarde-t-il les émissions-poubelle pendant les audiences de la cour d’appel administrative de Lyon. On le comprend. Elles ne doivent pas être folichonnes tous les jours, ces audiences. Le rapporteur indépendant est aussi professeur associé à l’université JeanMoulin Lyon-3. Et ce n’est toujours pas tout. Il est enfin membre de la mission créée en 2015 sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. C’est déjà plus compliqué à cumuler. Vous me direz qu’il y a l’avion (ParisNouméa, une trentaine d’heures de vol). Ça laisse le temps de visionner pas mal d’heures de télé-poubelle. Bref, on comprend que Bolloré et Hanouna tremblent. Re-bref, le rapporteur indépendant est si perplexe qu’il ne rend jamais ses rapports.
Tout aurait pu rouler ainsi jusqu’à la fin des temps si des internautes ne s’étaient pas mis en tête d’interpeller sur Twitter les annonceurs de la télé-poubelle. Lesquels annonceurs, flairant le gros bad buzz, se sont en quelques heures engagés dans une course frénétique au désengagement de l’émissionpoubelle, forçant pour la première fois l’animateur à une sorte de mea culpa. Ce sont donc les annonceurs, les annonceurs pousse-à-la-courseà-l’audience, les annonceurs pousse-au-clic, les annonceurs pousse-au-dérapage, qui auront réussi là où l’Etat n’agite que de vieux sabres de bois : sanctionner les oligarques qui s’accaparent les fréquences audiovisuelles – bien public – pour y diffuser des émissions incitant à la discrimination. Vivent donc les vertueux annonceurs qui, jusqu’à la semaine dernière, ne s’étaient rendu compte de rien, les pauvres. Vivent les héros de cette fable macronienne qui a vu triompher l’alliance du capital et des multitudes numériques. Moralité ? Aucune. •