Libération

A Rafah, «ils nous volent nos rêves»

Espérant quitter l’enclave, nombre de Gazaouis se sont précipités en vain au poste-frontière, brièvement rouvert.

- G.G. et C.Ro. (à Gaza) (1) Le prénom a été modifié.

En théorie, tout a changé à Gaza. Le 12 octobre, les frères ennemis du Hamas et du Fatah ont signé un accord de réconcilia­tion. Un de plus, ont soupiré les cyniques. Mais cette fois-ci, le mouvement islamiste a promis de rendre le contrôle de la bande de Gaza à l’Autorité palestinie­nne de Mahmoud Abbas, après dix ans de dégradatio­n sévère des conditions de vie, entre blocus israélo-égyptien, conservati­sme religieux et sanctions imposés par l’Autorité palestinie­nne au printemps. En pratique, ce qu’attend Gaza depuis une décennie, c’est la levée du blocus. La promesse de l’Autorité palestinie­nne d’ouvrir grand les arches du terminal de Rafah (près de la frontière égyptienne) le 15 novembre avait redonné espoir aux habitants, qui rêvent de quitter cette prison à ciel ouvert. Les autorités disposent d’une liste de 30 000 candidats au départ, dont la moitié sont listés comme «prioritair­es» (malades, étudiants ayant obtenu des bourses à l’étranger et familles séparées). Dix ans durant, Rafah n’a été qu’une illusoire porte de sortie, avec celle d’Erez côté israélien, ouverte quelques jours par an (42 en 2016). Le 15 novembre, l’imposante porte de 3 mètres de haut à l’entrée du poste-frontière est pourtant restée close. Quand enfin, l’Autorité palestinie­nne annonce dimanche son ouverture pour trois jours, les Gazaouis veulent y croire.

Bakchich. Lundi, ils sont nombreux à s’agglutiner dans un gymnase vétuste, transformé en gare de triage. Les valises sont pleines à craquer, refaites à chaque annonce de réouvertur­e. Sur les gradins autour d’un terrain de handball au parquet limé, beaucoup d’entre eux n’ont jamais quitté la bande de Gaza. Une femme montre son pied enflé et ses enfants aux visages boursouflé­s. «Malades du foie, explique-t-elle. Cela fait trois jours que je suis ici, et un an que nous attendons de sortir pour nous soigner.» Très vite, le ton monte. Elle agite des papiers dûment tamponnés et finit par crier : «Si je ne passe pas aujourd’hui, je jure que je tue quelqu’un!» L’exaspérati­on est palpable. Gobelets de café et jeux sur mobile ne suffisent plus à tuer le temps. Des parents caressent les cheveux de leurs enfants d’un air absent, à côté de malades enturbanné­s de pansements. On tambourine aux portes et essaye de comprendre qui est aux manettes:

les hommes du Hamas, que l’on voit partout, ou ceux de l’Autorité palestinie­nne, plus discrets ? Les étudiants sont supposémen­t prioritair­es. Mais nombre d’entre eux sont restés coincés dans l’enclave, loin des université­s étrangères où les semestres s’enchaînaie­nt. Selon les statistiqu­es nationales, plus d’un tiers des jeunes Gazaouis souhaitent s’expatrier. Avec leur dégaine preppy, Mohammed (24 ans) et Mohanad (23), en cinquième année de médecine, font preuve de flegme. «Je pense qu’on a 10 % de chance de partir, relativise Mohammed. Notre souffrance n’est pas supérieure aux autres. Tout le monde a de bonnes raisons de sortir.» L’un est attendu à Oxford, l’autre en Espagne. Ils ont raté un semestre au printemps. Leurs visas ont été réédités. «Il n’y a pas d’autres choix que d’attendre», disent-ils. Enfin si, il y a «la coordinati­on égyptienne».

En gros, un bakchich via un tour-opérateur, par exemple. La somme de 3 000 dollars circule sur les lèvres. Au poste de Rafah, à quelques kilomètres, on trouve une cinquantai­ne d’étudiants. La confusion règne, mais une chose est sûre, le terminal est clos. Quelques bus seraient passés à l’aube, assure l’un d’eux. La veille, ils ont manifesté leur colère, certains ont même dormi sur place. Ce lundi, ils tentent d’empêcher les voitures de notables et les bus de passer à travers la porte de Rafah, en tapant sur les pare-chocs des véhicules au cri de «Etudiants ! Etudiants !

Où sont les droits des étudiants ?» Situation kafkaïenne: tout le monde se regarde, personne n’a l’air de savoir qui prend les décisions. Le postefront­ière reste un horizon bouché.

«Chaos». Du temps du Hamas, on ne pouvait pas s’en approcher. Au moins, maintenant, on peut le toucher et même invectiver les gardesfron­tières. «Honte à vous!» leur hurle une femme bloquée depuis dix mois à Gaza, qui dit vouloir rejoindre sa famille en Egypte. «Nous vous avons rendu les clés, nous avons soutenu la réconcilia­tion, et vous nous traitez comme des chiens ! Vous n’êtes pas mieux que le Hamas !» Les hommes de l’Autorité palestinie­nne restent impassible­s. Ahmed (1) nous montre

son visa humanitair­e suisse obtenu pour lui, sa femme et son fils, ayant fait valoir que son athéisme le mettait en danger. Le visa expire le lendemain et il n’est pas sur la liste. Mais il est là. La situation lui rappelle un proverbe : «“Répéter sans cesse la même chose sans résultat, c’est la marque de la folie.” Je pense qu’on est tous fous, ici. Le Fatah s’est moqué du monde. Au moins, avec le Hamas, c’était fermé, mais ce n’était pas le chaos.» Esra Sharif, 25 ans, manteau bleu et voile rose pétard, raconte: «Il y avait de grands espoirs en cette réconcilia­tion, notamment pour le passage en Egypte. Maintenant, c’est terminé. On a compris : tu payes, tu passes. C’est injuste. Ils devraient suivre les listes : c’est notre droit ! Ici, on nous vole nos

rêves.» Au fil de la conversati­on, cette étudiante en journalism­e explique que de nombreux malades sont morts en attendant que le blocus se desserre. A l’instar de son fiancé, atteint d’un cancer, en 2014. Akram Nofal, quinqua au blouson de cuir, s’embrouille avec un groupe de jeunes. Ces derniers insultaien­t les étudiants qui bloquaient un bus autorisé à franchir la frontière. Il est venu les défendre. Ses filles sont étudiantes, l’aînée a déjà raté le premier

semestre. Il est hors de lui : « Ona besoin de réponses ! Les politiques signent des accords et font des promesses. Mais rien ne change. Hamas, Fatah… On ne sait même plus qui parle au nom du peuple palestinie­n, personne n’a le cran de nous regarder dans les yeux et de nous répondre.» En trois jours, seulement 1 450 Gazaouis seraient passés en Egypte selon les autorités, soit 10 % des «cas

urgents». Jeudi, l’Autorité palestinie­nne a annoncé, avec l’accord de l’Egypte, qu’elle ouvrirait de nouveau le point de passage de Rafah samedi. Nouveau départ ou énième chimère?

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MOHAMMED TALATENE. DPA. ABACAPRESS A Rafah samedi (à gauche) et à Khan Younès (à droite), dans la bande de Gaza.

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