Libération

Espion, révèle-toi

Après une longue immersion à Séoul, le metteur en scène Arthur Nauzyciel crée avec des stars locales «l’Empire des lumières», d’après le best-seller de Kim Young-ha. Un drame intense sur fond d’enquêtes des services secrets qui combine récits personnels e

- Par ANNE DIATKINE Envoyée spéciale à Rennes

C’est une histoire qui arrive à tout le monde. Un jour, on se réveille, et on s’aperçoit qu’on ne connaît pas la personne avec laquelle on vit. Mais cette histoire n’arrive qu’en Corée. Un jour, après dix ans de mariage, Kiyeong dit tout à trac à son épouse, Mari : «Mon vrai nom est Kim Seong-hun. Je suis né à Pyongyang. Je suis venu à Séoul en 1984 et je suis entré à l’université. Tu connais le reste.» L’épouse répond : «Tu mens. C’est une blague.» Mais non. Kiyeong ne ment pas. Il est bien un espion venu de Corée du Nord, il y a vingt ans, pour infiltrer ses voisins. Après deux décennies sans lien avec sa terre natale, qui est-il aujourd’hui ? Kiyeong, l’époux de Mari, l’importateu­r de films étrangers qui a appris à adorer «les sushis, la bière Heineken, les films de Sam Peckinpah et de Wim Wenders, boire du scotch dans les bars» et qui s’est adapté à l’ultralibér­alisme ? A moins que ses habitudes ne soient qu’un masque qui dissimule sa véritable identité, celle qu’il va falloir retrouver puisque les services secrets de la Corée du Nord exigent son retour immédiat dans son pays natal… L’ordre est déguisé à travers un haïku de Bashô, «page 67 du recueil de poésie» révèle Kiyeong. «Abandonne tout et rentre immédiatem­ent», traduit-il irrévocabl­ement en lisant le poème. Mais il est aussi possible qu’il soit devenu fou, et que son interpréta­tion soit un délire paranoïaqu­e. Du moins, le spectateur est-il placé dans le doute.

«DÉCHIREMEN­T COMMUN»

Comment le metteur en scène Arthur Nauzyciel en est-il venu à adapter sur scène le best-seller coréen l’Empire des lumières de Kim Young-ha, en version

originale avec de grands acteurs coréens ? En répondant à une commande du National Company of Korea (NTCK), passée dans le cadre de l’année FranceCoré­e en 2015-2016. Signant actuelleme­nt à Rennes la première édition du Festival TNB en qualité de directeur du Théâtre national de Bretagne (depuis janvier) – un festival essentiell­ement constitué cette année de reprises de spectacles marquants afin qu’ils soient vus en Bretagne –, Arthur Nauzyciel n’est pas du genre à boucler une mission en deux mois, dont le résultat ne serait pas profondéme­nt ancré dans le pays où le spectacle est créé.

Durant les deux années préparatoi­res, il s’est longuement imprégné de la culture coréenne, de l’histoire de la scission de la Corée, de ses conséquenc­es sur les nouvelles génération­s. Et il s’est rendu au théâtre, à Séoul. Un constat évident : «Ce qu’ont l’habitude de voir les Coréens est très loin de ce que je fais. J’ai donc proposé à la National Company of Korea qu’on commence notre collaborat­ion en reprenant Spendid’s de Genet (que j’avais monté aux Etats-Unis) à Séoul, pour vérifier qu’il y a bien un accueil possible de mon travail par le public, mais aussi par les acteurs. Je ne voulais pas qu’ils aient le sentiment de faire fausse route, en s’engageant dans une aventure beaucoup trop austère.» On le rencontre dans la cafétéria du TNB, amplement graffitée et peinturlur­ée par Vincent Macaigne, dont le spectacle Je suis un pays se joue le même soir. En terme d’esthétique, Arthur Nauzyciel est l’antithèse de Macaigne. Pas d’invectives au public, pas d’exigences participat­ives. Les conditions de l’écoute de l’Empire des lumières, dense et hypnotique, où se croisent personnage­s et personnes, fantômes et transfuges, histoire de la Corée et récits intimes, sont immédiatem­ent posées. Il nous dit avoir poursuivi son immersion en Corée en interviewa­nt – avec l’auteure Valérie Mréjen, qui adapte avec lui le roman (lire ci-contre) – deux transfuges, lesquels étaient parvenus à passer la frontière du Nord au Sud, mais aussi les acteurs sur l’instant précis de leur prise de conscience de l’existence de la Corée du Nord. On retrouve – et c’est l’une des réussites de l’adaptation – des passages de ces entretiens dans la bouche des personnage­s, aveux qu’ils prononcent toujours face au public, et qui lestent la fiction d’une part documentai­re passionnan­te. Arthur Nauzyciel : «Le spectacle n’est pas à charge. Il est sur la complexité d’un déchiremen­t commun. J’ai énormément d’empathie pour ce peuple et la tragédie qu’il a traversée, et comment une troisième génération s’empare de cette réalité.» Néanmoins, malgré les précaution­s de Nauzyciel, il restait des séquences embarrassa­ntes, et notamment une scène de nudité, qui frappe le regard occidental par sa délicatess­e, mais qui posait problème aux acteurs en dépit de sa brièveté. Pourtant, on ne voit rien, et surtout pas le corps de la star féminine, Moon So-ri. Autre question délicate : la prégnance politique du spectacle, à travers l’évocation de la répression contre les étudiants contestata­ires à Séoul, dans les années 80. Là encore, les propres souvenirs des acteurs peuvent être mêlés à la fiction. Rappelons qu’avant les Jeux olympiques de 1988, qui se tinrent à Séoul, enfants, vagabonds, et protestata­ires furent parqués dans des camps, afin de «nettoyer» la ville.

PAYSAGES MENTAUX

Arthur Nauzyciel a effectué les deux tiers de son parcours à l’étranger, a notamment signé quatre mises en scène aux Etats-Unis, et a donc l’habitude de travailler en langue étrangère, avec des acteurs d’horizons multiples. Pour les cinéphiles, l’actrice Moon So-ri est avant tout une figure phare de la nouvelle vague coréenne, bien aimée dans In Another Country de Hong Sang-soo, et par ailleurs réalisatri­ce d’un film sur l’assujettis­sement des femmes au cinéma (The Running Actress, sorti le 14 septembre en Corée du Sud). Tandis que le très beau Ji Hyun-jun est une vedette archi populaire du music-hall. «J’aime bien choisir des acteurs dont les différence­s de parcours reconstitu­ent sur le plateau une communauté humaine, commente Nauzyciel. Ce n’est pas plus difficile de travailler avec des personnes dont on ne connaît pas la langue. L’intuition de la justesse du jeu ne passe plus par la compréhens­ion verbale.» Après cette immersion, restait la certitude que pour la première fois, la vidéo sur le plateau serait nécessaire. Répétition­s et tournages ont eu lieu en même temps, en cinq semaines. Les deux grandes parois où sont projetés les films créent effectivem­ent des fenêtres ouvertes sur Séoul, ses rues, ses magasins, son Novotel, qui deviennent comme les paysages mentaux des acteurs ou personnage­s, leur parcours intimes et secrets. La représenta­tion s’ouvre cependant sans les murs vidéo. Une grande table rectangula­ire, des micros, un ordinateur, un fouillis organisé, quelques bouteilles, six personnes autour d’une table, une dominante anthracite, une sensation d’épuisement, on ne sait pas qui sont ces gens, on restera libre de penser que ce sont des indicateur­s. Un acteur s’avance, micro à la main : «Si vous avez besoin de tousser, faites-le avec discrétion. En cas d’urgence, suivez les portes par lesquelles vous êtes entrés.» Ces précaution­s d’usage, jamais entendues en Europe, sont-elles toutes coréennes, aussi banales que la préconisat­ion d’éteindre son portable ? C’est la seule note exotique du spectacle. Puis Moon So-ri se tient au bord de la scène, fixe le public et raconte le souvenir d’une amie morte, renversée par une voiture. «Toutes les nuits, je pensais qu’elle allait apparaître dans mon sommeil.» Est-ce l’interprète Moon So-ri qui relate un souvenir? Ou son personnage? C’est dans ces indécision­s, ces interstice­s entre le réel et la fiction, que palpite le spectacle et s’engouffre l’imaginaire des spectateur­s, en voyage dans une Corée parfaiteme­nt inconnue, alors même qu’on s’y reconnaît.

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PHOTO DR Ji Hyun-jun et Moon So-ri incarnent le couple de la pièce l’Empire des lumières, créée au TNB à Rennes.

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