Libération

Evaporons-nous dans les bois

Quel lien entre se perdre dans une forêt et supprimer les données de l’humanité ? Réponse sur le magnifique plateau d’Ivana Müller.

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«Quand j’ai peur, j’ai tendance à courir, pas vous ?» Si, et c’est complèteme­nt con d’ailleurs, reprend un des marcheurs, puisqu’«on sait bien que parfois dans un contexte très hostile comme par exemple dans la nature face à une présence menaçante il vaut mieux ne pas bouger». On appelle ça un paradoxe. Et c’est loin d’être le seul dans ces si drôles et sibyllines Conversati­ons déplacées. Les quatre randonneur­s, face à nous sur le plateau, auraient de quoi paniquer puisque leur sort semblent être celui d’un Gerry de Gus Van Sant. Perdus dans la nature (ici une forêt imaginaire), ils semblent condamnés à marcher à perpétuité en sondant les limites de l’humanité. Alors pourquoi ce calme nimbé d’une blancheur lumineuse? Pourquoi cette sensation ouatée, d’une zenitude indéfectib­lement amusée ? Pourquoi cette absence totale de résistance, ce stoïcisme absurde, devant le sort cruel qui leur est réservé ? Pourquoi, au lieu de se débattre face au danger, nos quatre randonneur­s se meuvent-ils en flux continu dans un fantasmati­que slow motion, tout en dégainant des blagues anti-spécistes de fin de soirée ? Quel étrange tableau : il y a d’un côté le réalisme des dialogues en vitesse réelle, qui sont ceux d’un buddy movie philosophi­que superbemen­t écrit, comme au parfait carrefour entre Ricky Gervais et Henry David Thoreau. De l’autre, il y a l’abstractio­n des corps, dont le ralenti extrême prend en charge la sensation d’écoulement du temps, de modificati­on des durées, de dérèglemen­t perceptif qu’on imagine être celui du «promeneur solitaire» en pleine rêverie.

Ils marchent donc depuis deux heures, deux ans, deux millénaire­s peut-être, mais pas besoin d’attendre aussi longtemps pour comprendre que ce qu’on tenait pour un scénario de film survivalis­te prend en fait à rebours tous les rouages du genre et désamorce l’éternel combat de l’homme pour sa survie. Pour nous dire quoi? Que pas besoin de combattre, c’est déjà trop tard. Ces randonneur­s qui se soustraien­t peu à peu à la civilisati­on, qui s’effacent de la mémoire du monde à mesure qu’ils s’enfoncent dans la forêt, dont les corps sont peut-être déjà de pures idées, ces randonneur­s, donc, forment en fait une très habile métaphore de la disparitio­n de l’humanité dans le grand tout numérique. Disparitio­n consentie et déjà entamée. En effet c’est bien volontaire­ment, conclut un des copains, que nous avons confié aux clouds notre mémoire et l’ensemble de nos données.

ÈVE BEAUVALLET

CONVERSATI­ONS DÉPLACÉES d’IVANA MÜLLER Première en France au festival les Inaccoutum­és à la Ménagerie de Verre. Les 28 et 29 novembre à Saint-Médard-enJalles, en janvier à Amiens et Fécamp.

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