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Opposé au terme «racisme d’Etat», le sociologue Michel Wieviorka déplore aussi le caractère «dangereux et malsain» des ateliers «en non-mixité raciale».

«Blanquer a eu raison de porter plainte, de ne pas laisser faire»

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Président de la fondation Maison des sciences de l’homme, auteur de Antiracist­es (éd. Robert Laffont) récemment paru, le sociologue Michel Wieviorka a été un des premiers à introduire dans la recherche française, dans les années 90, la notion de «racisme institutio­nnel». Il en retrace l’histoire et explique pourquoi il refuse l’expression «racisme d’Etat».

Comment définir la notion de «racisme institutio­nnel» ?

J’ai découvert cette notion dans un livre de Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Black Power, paru en 1967 aux Etats-Unis. Ces deux militants noirs partaient du constat que même quand personne n’est ouvertemen­t raciste, les Noirs n’accèdent pas comme les autres à l’emploi, à l’éducation… Par conséquent, il faut réfléchir aux mécanismes structurel­s, moins visibles, qui fabriquent les discrimina­tions. Problème intéressan­t : comment expliquer que des systèmes aient des effets racistes sans qu’il y ait des acteurs explicitem­ent et consciemme­nt racistes ? Quand j’ai lancé un programme de recherche sur le racisme en France, j’ai retrouvé cette notion. Mais ces mécanismes qui semblent fonctionne­r sans acteurs sont-ils pour autant purement abstraits? J’y ai travaillé avec Philippe Bataille, ce qui a abouti à son livre le Racisme au travail. Une des expérience­s de la recherche que nous avons menée avec la CFDT était située à Alès : dans une entreprise de la métallurgi­e comptant plusieurs centaines de salariés, on ne trouvait aucun travailleu­r immigré. Pourtant, dans cette ville sinistrée par le chômage, la population issue de l’immigratio­n était considérab­le, venue travailler dans des mines qui avaient fermé dans les années 60. Le résultat de l’enquête est lumineux: personne dans l’entreprise n’était raciste, mais quand un emploi se libérait, il y avait toujours quelqu’un pour dire «mon frère, mon fils, mon copain…peut faire très bien l’affaire». Le mode d’attributio­n des postes était tel qu’il n’y avait aucune raison d’aller chercher au-delà. Mais une fois cette logique reconnue, on voyait bien que derrière les structures, il y avait des acteurs, plus ou moins capables et désireux de chercher, ou non, à modifier cet état de fait. Vous prenez l’exemple d’une entreprise privée mais qu’en est-il des institutio­ns de l’Etat ?

C’est plus compliqué et je serai prudent. L’Etat interdit le racisme. Mais, par exemple, la façon dont on est traité quand on vient chercher des papiers dans les administra­tions publiques n’en est pas toujours dépourvue ! Si on veut prendre ces questions à bras le corps, il faut beaucoup de volontaris­me, et ce volontaris­me est entravé par un racisme qui peut être non-dit ou latent. On retrouve alors des mécanismes qui produisent des discrimina­tions sous des apparences bureaucrat­iques ou administra­tives.

Qu’en est-il, par exemple, de la non-gestion des morts en Méditerran­ée? On peut penser que c’est parce qu’ils ne sont pas blancs qu’on les laisse mourir.

Sur ce sujet, il faut distinguer entre l’opinion dans sa réalité concrète, l’opinion dans les sondages et les pratiques de l’Etat. Les témoignage­s sur l’accueil des demandeurs d’asile dans les villages ou les villes où ils arrivent montrent que ça se passe bien. Quand ils sont concrèteme­nt concernés, ou qu’ils sont confrontés à l’horreur, les Français ne sont pas spécialeme­nt racistes. Par contre, les politiques ont peur de donner l’impression d’être prêts à accueillir toute la misère du monde. Que pensez-vous de l’expression «racisme d’Etat», dénoncée par le ministre de l’Education ?

Parler de racisme d’Etat veut dire que l’Etat pratique et professe le racisme. C’est mettre la France sur le même plan que l’Afrique du Sud de l’apartheid! Il y a racisme d’Etat quand le phénomène se hisse au niveau de l’Etat. Ce qui n’est pas du tout la même chose que s’il s’agit de mécanismes inacceptab­les qui existent certes au sein de l’Etat – un Etat qui s’efforce de les faire reculer. Certains des problèmes listés par SUD éducation 93 existent, et il est vrai que si vous êtes issus de l’immigratio­n maghrébine vous avez plus de peine à trouver un stage ou un emploi au sortir de l’école. Mais il n’y a pas de volonté explicite, ni même l’acceptatio­n de telles logiques de la part de l’Etat. Au contraire, la République donne tous les signes d’une forte mobilisati­on contre le racisme.

Vous pensez donc que Jean-Michel Blanquer a bien fait d’annoncer une plainte ? Qu’en est-il de la liberté d’expression ? Oui, il a raison. S’il n’avait rien dit, cela signifiait qu’il laissait faire. De façon générale, je trouve bien que les responsabl­es de l’action publique n’hésitent pas à recourir aux instrument­s du droit, même si ici j’ignore si les textes donnent ou non au ministre la possibilit­é d’obtenir satisfacti­on.

Le ministre s’en prend aussi au fait que deux ateliers seront organisés en «nonmixité raciale».

C’est dangereux et malsain, c’est aller en sens inverse de ce qu’il faut faire pour faire respecter, comprendre et partager les valeurs universell­es. En disant que pour partager certaines expérience­s, il faut appartenir à un groupe racialisé, on joue la fragmentat­ion de la société, on s’éloigne des idéaux universels. Mais le discours universali­ste, incarné en France par l’idéal républicai­n, lance des promesses d’égalité ou de fraternité qui ne sont pas tenues pour tout le monde. Il devient alors abstrait, incantatoi­re, répressif et contre-productif. Pour résister aux tentations de fragmentat­ion, on met en avant des valeurs sans les appliquer à tous. La situation est donc délicate, il faut combattre sur deux fronts : à la fois défendre les valeurs de la République et, en même temps, reconnaîtr­e que le racisme se fixe sur des population­s plutôt que d’autres.

Recueilli par FRANTZ DURUPT

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PHOTO LAURENT TROUDE Le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, à Matignon le 25 octobre.
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