Libération

«Dada Africa» et les anars premiers

Le musée de l’Orangerie met en parallèle le courant né durant la Grande Guerre et des oeuvres venues notamment d’Afrique.

- ÉLISABETH FRANCK-DUMAS

Trabagea bonooooooo­o oooooo ! Revoilà Dada ! Revoilà sa «nouvelle esthétique : poème, gymnastiqu­e, concert de voyelles, poème bruitiste, poème statique arrangemen­t chimique des notions»! (1) Mais cette fois, pas sous l’angle furieuseme­nt exhaustif et littéraire de l’expo qui s’était tenue au centre Pompidou en 2005. Non, ce qui a intéressé Cécile Debray et Cécile Girardeau, co-commissair­es de «Dada Africa» au musée de l’Orangerie à Paris –en associatio­n avec le musée Rietberg de Zurich et la Berlinisch­e Galerie–, ce sont les influences «extra-occidental­es» qui ont innervé cette mutinerie artistique, essaimant en Europe et en Amérique du Nord de 1916 à la naissance du surréalism­e.

L’angle est moins attendu, mais non moins passionnan­t. Car, en l’espèce, il y a au moins deux (re)découverte­s à faire ici. D’abord du fait que, comme Gauguin, Picasso ou les Allemands du groupe Die Brücke avant eux, les trublions dadaïstes furent en effet largement inspirés, dans les formes mais pas seulement, par des production­s venues d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique du Nord : ils se les approprièr­ent pour élaborer un art en rejet des valeurs de la civilisati­on occidental­e. Mais, et c’est un des coups de billard à trois bandes du parcours, est également souligné le rôle essentiel des femmes dans cette effervesce­nce Dada, son innovant mélange des genres, son attaque frontale des hiérarchie­s, et la dissolutio­n de la notion d’auteur qu’elle effleura. Tapisserie­s géométriqu­es, dessins brodés, costumes de Sophie Taeuber-Arp, photomonta­ges de Hannah Höch, Danse de la sorcière d’Emmy Hennings : le parcours leur fait la part belle, les plaçant au coeur des processus d’hybridatio­n impulsés par le mouvement.

Masque.

Mais revenons à l’Orangerie. Dans une scénograph­ie enlevée, pleine d’aplats de couleurs et de présentoir­s en escaliers, «Dada Africa» commence par poser les origines du mouvement. Nous sommes au Cabaret Voltaire de Zurich en février 1916, au milieu de la Grande Guerre et en butte à cet effondreme­nt de la civilisati­on européenne. Une bande d’excités lance la révolte et s’attaque aux canons de l’art à grands coups de pioche. Ou plutôt de happenings, car l’idée des soirées du Cabaret, c’est de faire appel à tous les sens et de repenser radicaleme­nt ce qui fait «art» en associant musique, poésie et danse. L’acte de naissance de Dada, c’est aussi celui de la performanc­e, la première fois que gueuler, s’affubler d’un masque, danser et taper comme un sourd sur un tambour fut perçu comme de l’art, ou plutôt comme une «attitude» artistique (et pas la dernière, comme on a pu voir). «Nous cherchions un art élémentair­e qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps», se souvient Jean Arp en 1940.

Ces performanc­es sont sous influences variées (notamment, via Rudolf von Laban et Mary Wigman, de l’école de danse Monte Verità) mais reposent aussi largement sur des stéréotype­s de danse «nègre», comme on disait alors, rapportés dans les expos universell­es et publicatio­ns variées. Le Cabaret Voltaire ferme six mois plus tard, mais en février 1917, toujours à Zurich, pour la première expo «d’art Dada», la galerie Corray met sur un pied d’égalité des objets africains, fournis par la galerie de Paul Guillaume, et des oeuvres dadaïstes, geste alors ultratrans­gressif. Dada se répandra à travers l’Europe et le monde (New York, Paris, Berlin…). L’expo montre qu’il s’y colora à chaque fois de nuances (par exemple plus politiques à Berlin), empruntant toujours plus largement à diverses figures de l’autre (océanienne­s, amérindien­nes…), le titre «Dada Africa» étant ainsi légèrement réducteur.

Symphonie.

Ce qui prime, dans les appropriat­ions opérées par Dada, ce sont d’abord les formes tant il est vrai que l’ethnograph­ie ne semble pas être, exception faite de Tristan Tzara, ce qui a intéressé ces artistes. Pour autant que l’on sache, ils ne connaissai­ent de l’Afrique que ce qu’ils ont pu en voir à la galerie Corray, dans les collection­s ethnograph­iques des musées de Paris, Berlin ou Zurich, ou encore dans l’ouvrage Negerplast­ik (1915) de l’historien d’art allemand Carl Einstein. Sont pointées ici une communauté de lignes unissant par exemple divers artefacts de la collection Paul-Guillaume et Motifs abstraits (masques) (1917), de Sophie TaeuberArp, merveilleu­se symphonie géométriqu­e et colorée.

Pour autant, on ne peut limiter les emprunts à la plastique, Tzara et Hugo Ball s’étant par exemple appuyés sur des textes africains et océaniens pour composer leurs poèmes phonétique­s expériment­aux, dont plusieurs enregistre­ments sont audibles durant le parcours. Et fut emprunté aussi l’usage de matériaux non nobles, perles, tissus, morceaux de bois, etc. dans ce qui forme parmi les plus belles oeuvres de l’expo. Ainsi ces sacs, ou ces superbes marionnett­es créées pour le Roi cerf de Carlo Gozzi par Taeuber-Arp et ces extraordin­aires photomonta­ges de Hannah Höch, qui puisent dans des reproducti­ons d’art premier autant que des périodique­s de l’époque. A la fin des années 20, elle se lance dans la série Aus einem ethnograph­ischen Museum («d’un musée ethnograph­ique») et compose des corps grotesques, formés de mains, torses, yeux ou jambes tirés de sculptures et masques ou visuels contempora­ins. Ils sont l’image même de toutes les dislocatio­ns de l’époque, dénonciati­ons de ses valeurs et stéréotype­s, notamment féminins. La série ne s’arrêtera qu’avec la Seconde Guerre mondiale, et offre la démonstrat­ion que la «fusion fusionnant­e de tout avec tout» rêvée par Kurt Schwitters recelait une bombe à fragmentat­ion créative. (1) Descriptio­n par Tristan Tzara d’une soirée au Cabaret Voltaire. DADA AFRICA Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, 75 001. Jusqu’au 19 février. Rens. : www.musee-orangerie.fr

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STIFTUNG ARP E.V., BERLIN Motifs abstraits (masques), Taeuber-Arp.
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23, Hannah Höch. GALERIE N. SEROUSSI. ADAGP, PARIS 2017

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