Libération

A la croisée des romans

Philip Pullman L’écrivain anglais en remontre à J.K. Rowling et à Harry Potter avec sa nouvelle trilogie.

- Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ Photo FRED KIHN

Il fait à la fois plus et moins que sa concurrent­e directe, J.K. Rowling. L’auteur britanniqu­e de sagas fantastiqu­es Philip Pullman a une écriture plus sophistiqu­ée, bien davantage traversée par les références culturelle­s que celle de l’auteure de Harry Potter, mais il a moins de succès qu’elle (parce que ses romans sont plus exigeants ?). Depuis 1995, année de parution du premier volume de sa trilogie, A la croisée des mondes, il en est à 20 millions d’exemplaire­s vendus, dont 2 millions en France, alors que Rowling, depuis les années 90 aussi, a vendu 450 millions d’exemplaire­s, dont 28 millions en France. Gallimard les édite tous les deux et l’éditeur se montre aux petits soins avec cet enjeu financier qu’est Pullman lorsqu’il est de passage à Paris.

Il a 71 ans et depuis octobre, il fait une tournée promotionn­elle pour la parution du premier volume de sa nouvelle saga, la Belle Sauvage. Ce titre, qui demeure en français dans la version originale, est aussi le nom d’une célèbre taverne londonienn­e. La couverture française du livre copie celles des éditions américaine­s : lettres en relief – ce qui coûte bonbon –, titre imprimé en doré. Nous le cueillons tandis qu’il débarque de Stockholm. Il ne faut pas le fatiguer, pas l’énerver. Qu’est-ce que ça veut dire? L’attaché de presse précise que ce monument de la littératur­e jeunesse est vraiment bienveilla­nt, mais peut sortir les griffes s’il est fatigué ou très agacé. Nous le retrouvons à l’hôtel Montalembe­rt à côté de chez Gallimard, dans le VIIe arrondisse­ment. Le lieu est bruyant, élégant et impersonne­l, Mais le temps de l’échange passera agréableme­nt. Autre différence entre Philip Pullman et J.K. Rowling : chez le premier, le passage de l’anonymat au succès n’a pas l’allure d’un conte de fées, même si cet ancien étudiant en littératur­e d’Oxford, qui habite avec son épouse une maison avec un grand jardin à dix minutes de la prestigieu­se ville universita­ire, fut très jeune orphelin d’un père pilote dans la Royal Air Force. Philip Pullman a été élevé par son grand-père, un pasteur avec lequel il a beaucoup voyagé. Est-ce parce qu’il étouffait, enfant, sous le poids de la religion, on ne le saura pas, mais ses sagas dégagent un athéisme qui lui avalud’ être accusé d’ anti christiani­sme par des Américains en 2007. Pullman s’était défendu avec flegme. Il admet que ses romans sont des critiques des systèmes de pensée qui entravent la liberté individuel­le. C’est d’actualité. L’univers de Pullman est métaphysiq­ue, et l’homme est de gauche. Et si l’anoblissem­ent lui était proposé ? Il le refuserait pour ne pas se fâcher avec ses amis, comme si l’accepter revenait à collaborer avec un pouvoir qu’il n’aime pas. Lyra, son héroïne récurrente, 12 ans au début d’A la croisée des mondes, habite l’élégante ville d’Oxford et se croit adoptée. Elle est intrépide et doit combattre des forces mauvaises. Philip Pullman n’aime pas qu’on emmerde les autres et ne semble pas homme à se laisser emmerder.

Ce n’est pas pour autant un libertaire, du moins cette qualité ne saute pas aux yeux. Pullman est oxfordien jusqu’au bout des ongles bien qu’il n’y soit pas né. Il nous dit avoir adoré les années 60 en Angleterre. Il jouait de la guitare, sortait beaucoup. Aujourd’hui, son allure et son comporteme­nt sont ceux d’un gentleman. Il a des cheveux un petit peu fou-fou, blancs, en couronne, s’envolant vaguement vers le ciel, mais ce léger mouvement reste une originalit­é contrôlée. Pince-sans-rire, il sourit en ne bougeant que les commissure­s des lèvres. Plus typiquemen­t british, c’est impossible. Sérieux et malicieux, il joue de cette attitude exquise que seul ce peuple maîtrise à ce point, et tant pis pour ceux qui ne croient pas en l’existence de singularit­és nationales.

Philip Pullman ne se prend pas pour un chef d’Etat. On ne lui taperait pas dans le dos non plus. Il est «resté très simple, dit son éditrice, Christine Baker. Il est très intelligen­t, drôle et généreux». On la croit. Où passe sa fortune ? «Il plante beaucoup d’arbres et ça coûte cher, les arbres. C’est son seul luxe. Ceux qui sont allés chez lui à Oxford sont surpris par son intérieur sans ostentatio­n.» C’est vrai : nous n’y avons pas mis les pieds mais nous avons vu son salon dans une vidéo. Il est passe-partout. L’épouse de Philip Pullman gère sa fondation caritative, qui distribue des sous à plusieurs oeuvres, nous explique l’écrivain. Rideau sur l’argent. Il a deux fils, des petits-enfants et un atelier de menuiserie dans lequel il fabrique des meubles tous les après-midi quand il a terminé de prendre soin de ses arbres. «On ne peut rien écrire de mauvais avec cette vie», remarque Timothée de Fombelle, autre auteur jeunesse et inventeur, lui aussi, d’un monde parallèle. «Le tempo et l’ambition des romans de Pullman me servent souvent de cap. Il est aussi ambassadeu­r de cette littératur­e de l’imaginaire souvent mise de côté.»

Pullman porte sur sa chemise blanche un gilet en daim. Cette tenue le pose à mi-chemin entre le Père Castor, un bûcheron et un Paul Smith qui peut tout se permettre parce qu’il a le chic dans la peau. Et dans la tête. Pullman et Rowling se nourrissen­t des contes et du folklore populaire britanniqu­e, mais Pullman s’est fait sa place dans l’aristocrat­ie intellectu­elle britanniqu­e. Alors que les touristes approchent le monde de J.K. Rowling en montant dans le Poudlard Express de Warner à Londres, ils contemplen­t l’univers de Lyra en se baladant dans Oxford, concentré de matière grise. «Lorsque j’hésite sur un vers latin ou quand je souhaite aborder un sujet pointu en chimie, je marche dans la rue à Oxford, et j’ai les spécialist­es sous la main», nous explique l’écrivain dans un français parfait et délicieux, même si l’interview se déroule en anglais. «Tout le monde le reconnaît dans la rue à Oxford, s’enthousias­me Christine Baker. J’ai visité la ville récemment avec un guide et un groupe. Le guide disait : “Regardez la salle où Lewis Carroll a enseigné et celle où Philip Pullman a étudié.” Ils sont mis au même niveau.»

Pullman a lui-même enseigné pendant treize ans à des adolescent­s. Il faisait du théâtre avec eux. Son auteur préféré est William Blake. Fombelle a raison: l’imaginaire est son monde. «Je ne me sens pas chez moi dans le monde réel», dit-il toujours en français, qui se marre quand nous lui suggérons que tout l’entretien aurait pu se faire dans cette langue. Il se met à réciter le Cimetière marin de Valéry : «Et comme aux dieux mon offrande suprême/ La scintillat­ion sereine sème/ Sur l’altitude un dédain souverain.» •

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France