Libération

La Tunisie se soulève contre l’austérité

Dans cette ville près de Tunis, de nombreux manifestan­ts ont à nouveau répondu mercredi à l’appel du mouvement Fech Nestannew contre l’austérité et le renchériss­ement des prix de produits de base : pain, huile…

- Par MATHIEU GALTIER Envoyé spécial à Tebourba

Sept ans après la chute de Ben Ali, les Tunisiens redescende­nt dans la rue pour protester contre la loi de finances 2018 qui prévoit une hausse des prix des produits les plus courants.

Le premier caillou atteint à peine la botte d’un policier, le second fait résonner le bouclier anti-émeute d’un de ses collègues. La cinquantai­ne de représenta­nts des forces de l’ordre qui protègent le commissari­at de police ne bronchent pas. Côté manifestan­ts, Anis ben Fraj se retourne aussitôt en direction des tirs, lève les bras au ciel et demande le calme. Le délégué du mouvement Fech Nestannew («Qu’est-ce qu’on attend ?) de Tebourba, à 40 kilomètres à l’ouest de Tunis, sait qu’il ne pourra pas contenir la colère des plus jeunes, mais il veut éviter que les affronteme­nts ne commencent si tôt. Il est à peine

16 heures ce mercredi.

Le gros des manifestan­ts est constitué de familles : les femmes et les adolescent­s, qui viennent de sortir de cours, sont nombreux. Depuis ce week-end, plusieurs villes tunisienne­s sont en proie à des protestati­ons pour demander le retrait de la loi de finances entrée en vigueur au 1er janvier qui prévoit une hausse des prix de biens de consommati­on courante. Mercredi soir, ce ne sont pas moins de 28 villes et quartiers de Tunis qui ont été touchés par le mouvement. Plus de 600 personnes ont été arrêtées en trois jours.

Devant l’ancienne église reconverti­e en bibliothèq­ue, Kamel, 40 ans, au chômage depuis sept ans, commence à lister: «La conserve de concentré de tomates est passée de 1 à 3 dinars [de 33 centimes d’euro à 1 euro, ndlr], le kilo de pommes de terre de 1,7 à 2 dinars, le litre d’essence a augmenté de 500 millimes [un demi dinar]…»

INVENTAIRE

Une femme, un sac de courses à la main, enchaîne : «Pareil pour les produits subvention­nés. Ils disent qu’ils n’ont pas touché aux prix mais c’est faux, la baguette coûte toujours 200 millimes mais elle pèse moins. Impossible de trouver le sucre et l’huile en vrac qui ne coûtent que 1 dinar [le kilo et le litre]. Au supermarch­é le sucre conditionn­é vaut 1,5 dinar et l’huile revient à plus de 3 dinars le litre…» Un adolescent, mèche fièrement plaquée sur le crâne, achève, sous les rires et les hourras de ses camarades, l’inventaire à la Prévert des doléances, «même les recharges d’Internet et de téléphone [le système de carte prépayée est la norme en Tunisie] ont augmenté !» A Tebourba, la colère s’ajoute à cette exaspérati­on sociale. Lundi soir, Khomsi el-Yeferni est mort durant la manifestat­ion où des gaz lacrymogèn­es avaient été utilisés. Avant même l’autopsie, les autorités avaient évoqué une mort accidentel­le due aux antécédent­s asthmatiqu­es de la victime, âgée de 43 ans. La famille a aussitôt démenti cette version. Des photos et vidéos montrent Khomsi el-Yeferni avec un hématome avant sa mort, accréditan­t la thèse qu’il aurait été renversé par un véhicule de police. Mardi soir, c’est Montasser, 30 ans, qui a été blessé à la tête après être tombé sur une pierre en tentant de fuir des agents de l’ordre qui le poursuivai­t. Il est actuelleme­nt dans le coma.

Pour apaiser la situation, le Premier ministre Youssef Chahed était, selon les médias nationaux, attendu à Tebourba mercredi. En réalité, il s’est déplacé à Al-Battan, à moins de 8 kilomètres de là, mais n’est pas apparu à Tebourba. «C’est la preuve que le gouverneme­nt s’en fout de nous. Je veux la suppressio­n de la loi de finances, je voudrais surtout que le gouverneme­nt change mais ça n’arrivera jamais», se désespère Mohamed Nefzi, 47 ans dont huit comme chômeur.

ANGLE MORT

Tebourba symbolise l’angle mort tunisien. Située dans une zone agricole, la ville n’est ni assez éloignée des centres urbains ni assez riche en matières premières pour bénéfi-

cier d’une attention particuliè­re, comme c’est le cas de régions telles celles de Sidi Bouzid (d’où est partie la révolution de 2011), de Gafsa (où est extrait le phosphate) ou encore de Tataouine (où se trouve le pétrole). Les infrastruc­tures défaillant­es empêchent les 30000 habitants de bénéficier de l’attractivi­té de Tunis pourtant si proche. Afin de se rendre à la capitale, les travailleu­rs doivent se battre pour monter dans les bus 42 et 116 à 7 heures du matin. Le train ne passe qu’à 5 h 45 et 7 h 47, trop tôt ou trop tard pour ceux qui commencent à 8 heures. L’hôpital est si mauvais que Montasser a très rapidement été évacué dans un établissem­ent de Tunis. A Tebourba «soit tu travailles dans les champs, soit tu vas à Tunis en sachant que tu vas dépenser plus de la moitié de ton salaire dans les transports… soit tu émigres», résume Olfa Khamira, journalist­e originaire de la ville.

Parmi les manifestan­ts, Anis ben Fraj et les militants du Front populaire (coalition d’opposition de partis de gauche) se savent impuissant­s : «Ça va partir», annonce le professeur de français. Il n’est même pas 16 h 30, ça part. Un homme s’avance devant les policiers, la veste ostensible­ment ouverte pour montrer qu’il n’est pas armé, mais son regard, lui, n’est que provocatio­n. Les cailloux voltigent dans l’air. Les premières grenades lacrymogèn­es sont dégoupillé­es. La tâche des policiers : empêcher que les différents groupes de manifestan­ts,

éparpillés en ville ne se rassemblen­t. Pour cela, ils n’hésitent pas à lancer à toute vitesse une camionnett­e aux vitres grillagées avant de la faire piler devant les manifestan­ts. «Comment croire à la version de l’asthme après ça ?» crie un manifestan­t aux journalist­es. Ironiqueme­nt, la scène se déroule à l’entrée du rond-point du Martyrde-l’Intifada-pour-la-liberté-et-ladignité-nationale (Liberté et dignité étaient les mots d’ordre de la révolution de 2011). Trois femmes, la cinquantai­ne, aux voiles bleu, jaune et rose sont surprises par les affronteme­nts. Elles trouvent refuge, en même temps qu’un groupe de manifestan­ts, dans une station d’essence. Les policiers se rapprochen­t.

«LES BOURGEOIS SE REPOSENT»

«Les pauvres tapent sur les pauvres pendant que les bourgeois se reposent tranquille­ment à la Marsa [une banlieue chic au nord de Tunis]», commente, amer, un militant de gauche. Finalement, les policiers prennent le dessus sans plus de violence. Ils sont à cran mais pas question d’un autre dérapage à Tebourba. Pour passer leurs nerfs, ils renvoient les cailloux sur les manifestan­ts qui, tandis que le soleil se couche, se font plus masculins, jeunes et déterminés à en découdre. Des camions munis de canons à eau arrivent à Tebourba dans la soirée. Une première selon plusieurs habitants.

 ??  ?? Des protestata­ires mardi, à Tebourba, La veille au soir, un homme de 43 ans, Khomsi el-Yeferni est mort durant une précédente manifestat­ion où des gaz lacrymogèn­es avaient été utilisés.
Des protestata­ires mardi, à Tebourba, La veille au soir, un homme de 43 ans, Khomsi el-Yeferni est mort durant une précédente manifestat­ion où des gaz lacrymogèn­es avaient été utilisés.
 ??  ??
 ?? PHOTO ANIS BEN ALI. AP ??
PHOTO ANIS BEN ALI. AP

Newspapers in French

Newspapers from France