Libération

D’«Ebdo» à «Le Média», la presse pousse

«Ebdo», le Média, Loopsider, AOC, «Vraiment»… En 2018, de nombreux organes de presse vont voir le jour. Journaux papier, webtélé ou vidéos d’informatio­n sur les réseaux sociaux, ils ont peu en commun si ce n’est d’invoquer leur éloignemen­t des intérêts fi

- Par JÉRÔME LEFILLIÂTR­E FRED KIHN Photo

De l’hebdomadai­re lancé par Les Arènes, à la télé proche de La France insoumise, en passant par les vidéos de Loopsider: l’année 2018 est déjà riche en naissances journalist­iques. Et ce n’est pas fini…

En 2018, rien n’est apparemmen­t plus tendance que de créer un média d’informatio­n. Au vu du nombre de floraisons en cours, ce début d’année a tous les airs d’un «printemps de la presse». Le projet le plus ambitieux déboule ce vendredi en kiosque : nommé Ebdo, le nouveau magazine (papier) des fondateurs de la revue de grand reportage XXI publie son premier numéro. Lundi, ce sera au tour de la webtélé proche de La France insoumise, le Média, d’inaugurer son «JT» quotidien, avec l’ambition affirmée de faire du journalism­e plutôt que du militantis­me. Deux événements peu comparable­s par nature, mais très attendus dans la profession. Il y a quelques jours, elle a aussi vu un nouvel acteur rejoindre le marché de plus en plus prisé de la vidéo d’info dédiée aux réseaux sociaux sous le nom de Loopsider, cofondé par Johan Hufnagel, ex-directeur des éditions de Libération. A la fin du mois, un autre ancien de Libé, Sylvain Bourmeau, ouvrira son «quotidien d’idées» en ligne, baptisé AOC. Concentré sur quelques semaines, ce bouquet d’initiative­s s’inscrit en réalité dans un mouvement plus large, engagé depuis trois ou quatre ans avec les apparition­s successive­s du 1, de Society, des Jours ou encore de Brut.

«Biais idéologiqu­es»

Tous ces nouveaux médias ont un point commun : ils revendique­nt leur

«indépendan­ce», en en faisant l’un de leurs principaux arguments de vente. Qu’importe s’ils divergent sur la définition exacte de ce concept ou si certains nient parfois aux autres le crédit pour s’en réclamer. A l’unanimité, ils mettent en avant la compositio­n de leur actionnari­at, où les fondateurs-dirigeants sont le plus souvent majoritair­es. Un gage d’autonomie selon eux, dont le sous-entendu est très clair : ils se distinguer­aient ainsi de nombre de journaux, radios et chaînes de télévision historique­s, considérés comme non-indépendan­ts car propriétés d’industriel­s et de milliardai­res ayant de puissants intérêts économique­s ailleurs que dans la presse. C’est le cas des grands quotidiens nationaux :

le Parisien-Aujourd’hui en France et les Echos appartienn­ent à LVMH, le Monde au duo Xavier Niel et Matthieu Pigasse, le Figaro au groupe Dassault, Libé au groupe Altice de Patrick Drahi… De quoi nourrir le soupçon des «trois C» : collusion, connivence, censure. Vaste débat, qu’on n’engagera pas dans ces lignes.

Cet argument de l’indépendan­ce capitalist­ique est au coeur du discours du Média, qui sera détenu par des «socios», à la fois actionnair­es et abonnés payant au mois (environ 1,5 million d’euros déjà récolté auprès de 13 000 individus). «La détention par des grands groupes privés pèse lourdement sur les biais idéologiqu­es des rédactions», justifie Aude Lancelin, tête d’affiche journalist­ique du Média. Virée de l’Obs en 2016, selon elle à cause de ses opinions, la journalist­e vient de publier

la Pensée en otage, un pamphlet – très argumenté mais peu étayé – sur le manque de liberté au sein des «médias

dominants», livre dans lequel lll

elle arrose au lance-flammes ses confrères. De façon beaucoup plus feutrée, plus dans le style de la maison, les initiateur­s d’Ebdo, dont l’éditeur Laurent Beccaria (Les Arènes) et le journalist­e Patrick de Saint-Exupéry sont les actionnair­es de référence, ne disent pas autre chose. Détenu majoritair­ement par un trio de fondateurs, dont deux ont travaillé avec Emmanuel Macron au ministère de l’Economie, le nouvel hebdomadai­re Vraiment sera lancé le 22 mars. «Le fait d’avoir un actionnari­at le plus diversifié possible est pour nous une garantie d’indépendan­ce. C’est la répartitio­n du capital qui la favorise, ou pas», affirme la directrice générale, Julie Morel. Suffisant pour se garantir de toute influence idéologiqu­e ? On jugera sur pièces. Le futur magazine partage avec Loopsider un gros actionnair­e minoritair­e commun, ayant investi plusieurs centaines de milliers d’euros dans chacun des deux médias: Bernard Mourad, dont le CV de banquier d’affaires, ancien de Morgan Stanley, ex-dirigeant d’Altice et proche de l’actuel président de la République n’est pas tout à fait anodin. De même que les parcours de la patronne du Média, Sophia Chikirou, et du directeur de publicatio­n d’Ebdo, Thierry Mandon, ont de quoi interroger: la première est l’ex-directrice de la communicat­ion de Jean-Luc Mélenchon, restée très proche du leader de La France insoumise ; le second est un ancien ministre de François Hollande, historique du Parti socialiste récemment retiré de la chose publique. «Je comprends que, vu de l’extérieur, on nous fasse ce procès d’intention, répond Laurent Beccaria, qui a aussi entraîné dans l’aventure le maire écologiste de Grande-Synthe (Nord), Damien Carême, en tant que “représenta­nt” des lecteurs. Mais l’arrivée de Thierry Mandon et de Damien Carême est due à nos liens d’amitié personnell­e avec eux, pas à des aspects politiques. Ils n’ont pas de rôle éditorial dans Ebdo. Le lecteur verra bien si dans six mois on s’est transformé en feuille de chou socialiste…»

«Journal d’entreprise»

Au Média, on ne va quand même pas jusqu’à nier la proximité avec le camp mélenchoni­en. «Le Média a été créé par des personnali­tés qui ont notoiremen­t des affinités avec La France insoumise, reconnaît Aude Lancelin. Nous faisons le choix d’assumer nos idées, mais cela ne veut pas dire que nous ferons le bulletin paroissial de ce mouvement. Nous nous adressons aussi aux écologiste­s et aux progressis­tes.»

Qui dit indépendan­ce capitalist­ique ne dit pas forcément neutralité politique… Et l’absence de neutralité n’exclut pas de faire de la bonne informatio­n, si tant est qu’elle est produite avec honnêteté. L’histoire de la presse regorge d’exemples de revues et journaux engagés de qualité, comme l’Humanité. «Quand les sphères politiques et médiatique­s se rejoignent, c’est une régression par rapport à une autonomisa­tion qui reste récente, nuance le taulier d’AOC, Sylvain Bourmeau. En tout cas, si l’on considère que la démocratie consiste en une séparation des pouvoirs… Pour moi, le Média, c’est la même chose qu’un journal d’entreprise. Ce n’est pas mal en soi, mais c’est comme si la Fnac faisait un journal culturel. On ne pourrait pas le comparer aux Inrocks ouà Télérama.» Au-delà de la question politique, on ajoute, partout dans ces jeunes médias, que l’indépendan­ce n’est pas seulement une affaire capitalist­ique, mais aussi économique. Sans toujours avoir la même idée derrière la tête. «Pour être indépendan­t, il faut être rentable», dit Giuseppe de Martino, président de Loopsider, média gratuit qui projette à ce stade de se rémunérer par la publicité. Une source de revenus catégoriqu­ement refusée par le Média et Ebdo, pour qui le fait de se lier à des annonceurs débouche nécessaire­ment sur un dévoiement du journalism­e, obligé alors de complaire aux marques. «Quand on parle d’indépendan­ce des médias, on pense immédiatem­ent à la dimension capitalist­ique, abonde Sylvain Bourmeau. Je ne veux pas la minimiser, mais je me soucie autant du problème de dépendance du journalism­e à ses modèles économique­s. Ils me semblent pouvoir faire plus de dégâts que certaines formes de dépendance­s capitalist­iques. Par exemple, la logique de fonctionne­ment de la publicité dans le numérique, qui entraîne la course au clic, m’inquiète beaucoup.» Le business plan d’AOC prévoit que la publicité ne comptera pour pas plus de 5% du chiffre d’affaires. C’est 20% à Vraiment, où l’on dresse un constat similaire. A Explicite, le média lancé par des anciens journalist­es d’iTélé, qui a ouvert son capital au financier Guillaume Rambourg, on pousse le raisonneme­nt un peu plus loin. Il devait à l’origine produire de l’informatio­n vidéo accessible gratuiteme­nt sur les réseaux sociaux (comme Loopsider et Brut). Mais après quelques mois de tests, il a décidé de changer de formule, dont la nouvelle est espérée au printemps, pour devenir un média payant sur abonnement, doté d’un site et d’une applicatio­n propres. «Je ne vois pas comment l’on peut bâtir un média indépendan­t quand votre diffuseur s’appelle Facebook, remarque Olivier Ravanello, le boss d’Explicite. Du jour au lendemain, il peut changer son algorithme et transforme­r votre reach [la taille de l’audience pouvant être atteinte, ndlr]. C’est comme si le CSA pouvait décider d’un seul coup que TF1 ne serait plus diffusé en Bretagne…» Un journal peut-il être libre s’il vit sous la menace des caprices d’«omnipuissa­nces» mondiales telles que Google, Facebook et consorts? L’indépendan­ce capitalist­ique a aussi ses limites. •

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A la soirée de lancement du magazine Ebdo, mercredi, dans le VIe arrondisse­ment de Paris.
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