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Sélection universita­ire : «Pas nés sous la même étoile…»

La réforme de l’accès à l’enseigneme­nt supérieur entend conditionn­er à des «attendus» l’entrée des étudiants dans chaque filière. Officielle­ment, il s’agit de lutter contre l’échec à la fac. En réalité, le «plan étudiants» du gouverneme­nt n’est qu’une vas

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Les paroles du groupe de rap IAM n’ont jamais sonné plus juste, à la veille d’une réforme annoncée – mais pas encore votée ! – touchant l’accès à l’université : «Pas nés sous la même étoile…» Le gouverneme­nt entend instaurer des «attendus» nationaux et locaux – le flou n’étant pas le moindre des défauts de cette réforme – afin de «mieux orienter» les lycéens dans le choix de leurs études à l’université. Des millions de voeux seraient ainsi examinés, voire en partie automatisé­s. Selon quels critères ? types de bac ? de lycée ? notes de première et terminale ? voire du brevet des collèges ? Les idées ne manquent pas ! Tout cela donnerait lieu à un classement aboutissan­t in fine à une inscriptio­n dans la filière de leurs choix pour les «meilleurs bacheliers» que l’on commence à appeler les «bacheliers étoiles», et là où il reste de la place pour les autres. On ne le sait que trop : les inégalités scolaires s’enracinent largement dans des inégalités sociales (ce que les Anglo-Saxons nomment «an accident of birth») et accéder aux diplômes du supérieur, c’est se donner plus de chances d’éviter le chômage, les jobs mal payés, les statuts précaires… Bref, le système scolaire reste l’un des piliers de la reproducti­on sociale, certes, mais les efforts de démocratis­ation scolaire ont aussi aidé la mobilité sociale ascendante des classes populaires stabilisée­s et des (petites) classes moyennes, et cela, on le dit moins. Pour autant, le système scolaire français reste structurel­lement profondéme­nt inégalitai­re. D’un côté, des grandes écoles et leurs classes préparatoi­res, pour lesquelles les élèves sont sélectionn­és tôt, couvés dans des établissem­ents au taux d’encadremen­t élevé et qui contribuen­t largement à la reproducti­on sociale (environ 50 % d’enfants de cadres supérieurs et 15 % d’enfants d’ouvriers-employés, alors que ces catégories représente­nt respective­ment 25 % et 50 % de la population active). De l’autre, des université­s aux capacités d’accueil réduites comme peau de chagrin, des personnels précarisés et des budgets de plus en plus contraints : la loi LRU (2007) a conduit à l’assèchemen­t des caisses et à l’extrême mise sous tension des établissem­ents universita­ires, les rendant inefficace­s pour mieux dénoncer leur incurie et imposer, au nom de l’autonomie, des mesures d’austérité. L’argent ne manque pas pourtant lorsqu’il s’agit d’alimenter Labex, Idex, chaires d’excellence, primes en tous genres pour «stars» de la recherche, sans parler des 5, 5 milliards du Crédit d’impôt recherche (CIR), devenu une véritable niche fiscale pour certaines entreprise­s et constituan­t autant de financemen­ts perdus pour la recherche publique. Etrangemen­t, cette inégalité structurel­le massive est totalement absente de la réflexion gouverneme­ntale. Et, à travers la réforme qui vient, c’est la première fois que s’exprime autant le refus de la démocratis­ation scolaire. Celle-ci ouvrait ce droit simple : permettre à ceux qui le souhaitent, une fois le baccalauré­at obtenu – or, tout le monde ne l’a pas, 78 % de bacheliers dans une classe d’âge en 2016, 40 % pour un bac général – de fréquenter l’université et la filière de son choix. Malgré les démentis et les tours rhétorique­s, c’est ce droit fondamenta­l aux études qui est remis en cause. Le «plan étudiants» n’est qu’une vaste machine à sélectionn­er et à trier.

Les trois «piliers» de l’argumentat­ion gouverneme­ntale sont bien fragiles :

1) On nous assène des chiffres qui font peur : selon les lieux (Assemblée, médias) et les personnes (ministre, députés LREM…) qui s’expriment, on parle de 50 % à 70 % d’échecs en licence ! Pourquoi pas 80 % ou plus ? (1) Quand on en est à ce niveau d’approximat­ion, tout est dicible. On agite la peur, toujours, avec un maître mot : «l’échec». Si, donc en classes préparatoi­res, l’échec au concours signifie qualité de la formation, en licence cela devient «gâchis insupporta­ble» ! Que deviennent ceux qui arrêtent ? On n’en sait pas grandchose et on n’en dit rien : Réorientat­ion ? Travail ? Autres formations ? Sur quoi reposent ces «données», on n’en sait rien, car au niveau des UFR et des université­s le devenir des étudiants est très mal connu. Et les quelques recherches accessible­s sur cette question ne vont pas dans le sens du discours gouverneme­ntal, loin s’en faut. 2) La qualité injuste et absurde du tirage au sort, tout le monde la reconnaîtr­a, mais elle a été une pratique très marginale, et il existe d’autres moyens que ce plan étudiants pour la supprimer.

3) Enfin, sont créées des fictions de toutes pièces : après le malade imaginaire, l’étudiant imaginaire. De toutes parts est propagée la figure de l’étudiant perdu qui s’inscrit là où il n’a rien à faire ! Il a évité les mathématiq­ues pendant tout le lycée, qu’à cela ne tienne, il veut absolument faire de la physique théorique en fac ! Il ne jure que par la musique mais c’est en Staps qu’il s’inscrit… Pourtant qui ne sait parmi les enseignant­s, comme parmi les étudiants, que ceux qui ne sont pas là où ils devraient être sont plus victimes de l’absence de places que de neurones.

C’est à se demander si les prérequis pour gouverner ne sont pas, eux aussi, à revoir : quand il n’y a ni maîtrise des données et des statistiqu­es ni définition et descriptio­n objective du phénomène qu’on prétend réformer, peut-être devrait-on avoir la décence de poser les stylos, se taire et écouter un peu les spécialist­es de l’enseigneme­nt supérieur qui, de toute évidence, ne sont pas au pouvoir.

Menée à la va-vite par un ministère que l’on ne peut, a priori, soupçonner d’amateurism­e, cette réforme universita­ire qui vient révèle, in fine, son vrai visage, idéologiqu­e : «En finir avec le mythe de l’université pour tous» (selon les propres mots du président Macron), bref interdire aux élèves des classes populaires et moyennes d’accéder aux études supérieure­s de leur choix. En un mot, les enfermer définitive­ment dans un destin scolaire qui sera leur tombeau social. •

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