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Etienne Tassin, un philosophe qui questionna­it le monde

Passionné de philosophi­e politique, spécialist­e de Hannah Arendt ou de Diderot, Etienne Tassin, mort le 7 janvier, avait aussi contribué à faire entendre les récits des migrants de Calais.

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Sociologue et philosophe, directrice de la revue «Tumultes»

Il semble impossible de parler d’Etienne Tassin au passé. Et pourtant, il est mort à Paris, dimanche 7 janvier, des suites d’un absurde accident de la circulatio­n, alors qu’il n’avait que 62 ans. Etienne Tassin était un homme passionné mais discret, voire pudique. La seule passion qu’il avouait publiqueme­nt, c’est celle qu’il avait vouée à la philosophi­e politique. A la manière de Hannah Arendt qu’il n’a cessé de lire, et à laquelle il a consacré un superbe livre le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligen­ce de l’action politique réédité l’an dernier chez Klincksiec­k, ainsi que de très nombreuses études, il concevait la philosophi­e politique comme sa critique radicale.

C’est aussi ce qui le rapprochai­t de Miguel Abensour, qui fut son directeur de thèse, mais également son ami, et qu’il rejoignit comme professeur de philosophi­e politique à l’université Paris-Diderot en 2003. Le Centre de sociologie des pratiques et des représenta­tions politiques qui l’accueillit avec joie, et que je dirigeais alors, ne cessait de faire dialoguer philosophi­e et sciences sociales, et donnait une vraie place aux oeuvres littéraire­s et plus généraleme­nt ce qui relève de l’esthétique. Homme de grande culture, amateur de théâtre, Etienne Tassin y trouva toute sa place, avec aussi son goût pour Diderot, dont il avait brillammen­t présenté le Supplément au voyage de Bougainvil­le. La lecture qu’il faisait de Diderot, comme celle qu’il a fait de bien d’autres, n’était pas révérencie­use. Ce qui l’intéressai­t finalement chez Diderot, disait-il, c’était sa manière de raconter et de mettre en scène les contradict­ions des Lumières. Etienne Tassin occupait déjà un lieu tout particulie­r dans la philosophi­e française, lui, qui se nourrissai­t de pensées marginales, mais d’autant plus riches, comme celles de Arendt, de Simone Weil ou de

Jan Patočka. C’est d’abord à l’université de Paris-IX-Dauphine ainsi qu’à l’ENS de Cachan qu’il avait dispensé ses enseigneme­nts, mais c’est le Collège internatio­nal de philosophi­e qui lui a donné l’occasion de mettre en pratique cette cosmopolit­ique dont il n’a cessé d’approfondi­r tous les aspects.

Son deuxième grand livre, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, publié au Seuil en 2003, pose les fondements d’une pensée qui ira en se développan­t et en s’enrichissa­nt. Il y énonce ce qui est, à ses yeux, le sens profond d’une cosmo-politique, une politique-monde, en quelque sorte, qui n’annule pas le conflit, mais envisage une conflictua­lité non guerrière et instauratr­ice d’un monde commun. Il n’a cessé de tenter de faire en sorte que ce monde que nous partageons de façon si douloureus­e et si inégale, puisse valoir comme monde commun. Et d’abord en créant du lien et du sens d’un bout du monde à l’autre. Membre de l’Associatio­n Jan-Hus, fondée en 1981 pour soutenir les intellectu­els de Tchécoslov­aquie, apporter des documents, des livres, organiser des conférence­s dans des appartemen­ts privés, il avait établi des relations privilégié­es avec des universita­ires du centre de l’Europe. Quelques années plus tard, leurs étudiants viendront s’inscrire en thèse avec Etienne Tassin. Ils y rejoindron­t tous ceux qui d’Amérique du Sud, d’Haïti, ou d’Afrique, où se rendait fréquemmen­t le philosophe, venaient suivre ses enseigneme­nts, se nourrir de sa pensée, mais aussi enrichir sa réflexion propre. Etienne Tassin s’était ouvert, ces dernières années, aux courants postcoloni­aux, et il en était venu à s’interroger sur l’européano-centrisme de ce qui se donne comme universel. Sa pensée, comme lui, était toujours en route. Il n’avait jamais été encarté dans la moindre organisati­on, et, en même temps, sa réflexion était indissocia­ble d’un investisse­ment politique profond. Le travail mené à Calais avec la dramaturge Camille Louis en est un puissant témoignage. Pourtant, ce sont les migrants qu’il érigeait en témoins, en acteurs singuliers, Zimako, Abdul ou Asra, chacun sujet de sa vie. L’espace d’écriture «Jungle et Ville» où se rassemblen­t les récits autour de Calais, et auquel il a très largement contribué, est comme un premier passage de ce fil de trame qui doit tisser un monde commun. La profonde générosité, le souci des autres, de cet homme d’exception qui avait conservé le sourire d’un enfant qui toujours s’émerveille, vont manquer à tous ceux qui l’ont approché et qui l’ont aussitôt aimé. Il laisse un grand vide non seulement dans le coeur de ses amis mais dans la pensée française à laquelle il a tellement apporté et dont il a permis le rayonnemen­t bien au-delà des frontières hexagonale­s. •

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PHOTO DR Etienne Tassin.

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